NOUVEAU TEXTE: "A PROPOS DES 21 MESURES POUR L'ENSEIGNEMENT DES MATHEMATIQUES DE LA COMMISSION VILLANI"

 

 

 

 

Refondation de l’école : les priorités

 

 

         Pour toute la communauté éducative ce sont les situations d’échec flagrant qui constituent le principal indicateur des dysfonctionnements de notre école. Effectivement, laisser 140 000 à 150 000 jeunes quitter chaque année l’école sans aucune formation est absolument insupportable. Ces échecs ont tous une part de raisons individuelles et l’école doit faire des efforts pédagogiques dans le traitement des difficultés au cas par cas. Une approche pédagogique beaucoup plus individualisée des apprentissages fondamentaux est donc absolument nécessaire, c’est indiscutable, mais elle ne permettra pas à elle seule de sortir notre système éducatif de ses dysfonctionnements chroniques, car comme le montre la livraison très récente du classement international Pirls concernant la lecture, la proportion de bons et de très bons élèves  est elle aussi affectée. D’autre part, les difficultés que rencontre les jeunes français pour s’insérer sur le marché du travail, de façon globale, qu’ils aient ou non quitté l’école en situation d’échec, me paraissent être un autre indicateur montrant que tout notre système éducatif ne fonctionne pas de façon satisfaisante ; il ne répond plus aux attentes de la société, aux besoins culturels engendrés par la modernité et aux exigences de l’économie. A cet égard, depuis plusieurs décennies, tous les pays développés connaissent des difficultés et parviennent à les surmonter avec plus ou moins de succès,  mais nul autre ne connaît un tel effritement continu de l’efficacité de son école.

         Au passage, et très rapidement, quelques mots sur le problème du moment : la semaine de 4,5 jours de classe. D’un point de vue pédagogique, elle s’impose comme un impératif, indiscutable. Et pourtant elle a très vite engendré une véritable bataille de chiffonniers entre le ministère, les parents, les syndicats et les collectivités territoriales. Notre école est véritablement malade des problèmes des adultes. Et j’ai bien peur que les simplismes qui sont à l’origine des dysfonctionnements de notre système éducatif soient encore à l’œuvre dans cette tentative de refondation et de rénovation, à peine entreprise, pour l’empêcher d’aboutir. Les débats et les réactions engendrés par la question des 4,5 jours de classe constituent un révélateur vraiment inquiétant de la dégradation de la réflexion dans toute la communauté éducative et surtout chez un trop grand nombre d’enseignants. Le retour à la semaine de 4,5 jours ne peut pas se faire sans quelques heurts, mais le principe ne peut être discuté. Il faut accepter sa mise en place. Les adaptations interviendront avec le temps.     

         Revenons à ce qui devrait être au centre de cette tentative de rénovation et de refondation : la pédagogie. Et selon mon hypothèse parmi les questions pédagogiques à saisir la plus importante et la plus urgente est incontestablement l’évolution des rapports de nos jeunes au discours, à l’écrit, aux mathématiques, …, sous l’effet des écrans ; je déplore que la communauté éducative n’arrive pas à en mesurer la gravité.  Mais à cet égard, il faut aussi constater que les propositions très démagogiques des experts reconnus, souvent de soi-disant experts, ne l’aide pas, elles ne vont vraiment pas dans le bon sens.

         Cette évolution des rapports des jeunes au discours et surtout à l’écrit a commencé à se développer sérieusement avec l’entrée massive de la télévision dans les espaces de vie familiaux. Elle concerne tous les enfants, absolument tous les enfants car sa diffusion est sournoise ; elle s’effectue aussi indirectement par les contacts humains, le jeu, les discussions, …, entre enfants, entre enfants et adultes. Mais contrairement à ce que les soi-disant experts laissent entendre dans leurs études et leurs conseils les parents ne sont pas vraiment responsables de cette évolution. Disons plutôt que leur responsabilité est négligeable comparée à celle de l’école. Alors cessons de les culpabiliser et de masquer ainsi les vrais problèmes. Individuellement ils ne peuvent rien, ou presque rien, pour enrayer et corriger cette évolution. C’est ce que j’affirme d’emblée avec force, et je vais le montrer. Pour comprendre puis maîtriser les effets des écrans il faut les saisir au début de leurs trajectoires, en considérant d’abord globalement celle des effets des premiers écrans venus s’installer dans nos espaces de vie. Il faut donc en priorité s’intéresser à la trajectoire des effets de la télévision et même de façon encore plus précise aux effets de l’image de conception photographique qui a trouvé avec la télévision un vecteur de diffusion extrêmement puissant, notamment depuis l’introduction de la concurrence et l’explosion du nombre de programmes disponibles. L’autre trajectoire des effets des écrans est celle qui suit maintenant le développement individuel de l’enfant, dans le monde actuel, où, contrairement aux apparences et aux discours de certains, les effets de la télévision n’ont jamais été aussi forts ; en réalité ils dominent très largement les effets de l’ensemble des écrans. En résumé, c’est dans les années 80 (peut-être au cours des années 70 dans certains pays), que les effets des écrans ont commencé à se faire sentir notamment parce que la télévision qui véhicule des images de conception photographique de façon massive a envahi brutalement les espaces de vie familiaux ; et, maintenant, même si d’autres écrans se sont imposés à côté de ceux de la télévision, tous les enfants sont individuellement plus ou moins affectés par ses effets dans leur développement cognitif. Ainsi les premiers effets produits par la télévision sur les enfants jeunes, dès l’âge de 1 an et surtout avant 6 ans, ne concernent pas directement leur éducation, mais surtout les prédispositions nécessaires (absolument nécessaires) aux apprentissages scolaires fondamentaux (voir sur ce site les articles 0 ; 4 et 5). Par souci de cohérence et d’efficacité c’est donc à ces premiers effets, à ceux qui portent, je le répète avec insistance, sur les prédispositions absolument nécessaires aux apprentissages scolaires fondamentaux, qu’il faut s’intéresser en priorité, pour comprendre leurs mécanismes et tenter de leur opposer des contre-feux le plus rapidement possible, au moins dès la première année d’école primaire, peut-être même dès l’école maternelle. Pour redonner de l’efficacité à l’école nous serons obligés de nous soumettre un jour à ce souci de cohérence, ce qui, en outre, par incidence, changera inévitablement les données du problème concernant plus globalement l’éducation des enfants dans le contexte des effets des écrans.  

         Malgré le renvoi ci-dessus vers les articles o et 4 de ce site il me paraît nécessaire de donner dans ces pages quelques précisions sur la façon dont les prédispositions aux activités scolaires sont affectées. Mais d’abord de quelles prédispositions est-il question ? Evidemment de celles qui ne relèvent pas de la génétique. Les prédispositions en question  sont donc la motivation, la capacité à faire attention, à se concentrer, à écouter, …, autrement dit en apparence rien de nouveau, toujours les mêmes facteurs de réussite ou d’échec. En apparence seulement car la télévision engendre, ou développe, ou aggrave de façon dramatique et généralisée la démotivation pour l’apprentissage de l’écrit et les difficultés, quelques fois d’origines naturelles, d’attention de concentration et d’écoute. Mais, ce n’est pas fini, avec la télévision sont aussi apparues des résistances aux apprentissages scolaires qui n’existaient pratiquement pas avant : comme un besoin très fort d’immédiateté se manifestant par des résistances à s’investir dans des activités longues notamment dans celles qui enchaînent des raisonnements, des perturbations généralisées dans le développement de la perception de l’espace et du temps et, enfin, des doutes sur l’intérêt de certaines activités scolaires en raison de l’affaiblissement ou de la disparition de leurs utilités hors de l’école, dans la vie professionnelle et sociale ; des doutes qui engendrent donc des résistances à l’égard d’activités toujours aussi fondamentales pour le développement cognitif ; et ces résistances, nouvelles et fortes, sont malheureusement trop largement soutenues par les conceptions pédagogiques simplistes des parents et d’une partie de la société (par exemple, les résistances engendrées par les doutes sur l’intérêt du calcul et notamment de la pratique des opérations ; « les calculatrices le font si bien ! »). Notons que cette dernière forme de résistance est assez révélatrice des limites actuelles de la docilité dans l’acquisition d’un outil tel que l’écrit, perçu par les enfants jeunes comme de plus en plus artificiel (voir sur ce site, l’article 6). Un mélange interactif vraiment très puissant.

         Or, jusqu’à présent, ces résistances, l’école les a acceptées. Elle n’a pas essayé d’y opposer des contre-feux. Elle les a accompagnées en adaptant les programmes et les exigences pour que les niveaux de réussite soient politiquement corrects. Si bien que, par exemple, à quelques exceptions près, le bac S ne permet plus d’entreprendre des études scientifiques sans une aide forte des parents avec un recours massif à des leçons particulières. Nous connaissons tous les problèmes des facs de sciences, notamment en physique. En bref, de fil en aiguille, l’école a fini par dénaturer l’écrit, sous la pression indirecte des effets de la télévision. Les contre-feux à opposer relève d’une pédagogie de l’instruction » (voir sur ce site l’article 10) à mettre en œuvre du CP à la terminale.

         Voyons maintenant comment les prédispositions aux activités scolaires sont affectées. Pour faire vite je vais séparer les facteurs à prendre en considération en les numérotant et en plaçant d’abord des données d’origines indépendantes, fondamentales pour notre hypothèse.

1 - La télévision est d'abord faite d'images. Sans image pas de télévision. Et les images de la télévision sont majoritairement des images de conception photographique. C'est à dire des images faites de plages colorées et non de lignes fines monochromes, comme les signes écrits. En outre, par le biais de la mémoire, l’image de conception photographique possède un véritable pouvoir de transformation des perceptions visuelles. Elle « contamine » ainsi toutes les autres images. Autrement dit même les images des dessins animés finissent par être perçues, au moins partiellement, comme des images de conception photographique, et par produire les mêmes effets.

2 – Devant la télévision les enfants très jeunes ne perçoivent pratiquement que les images. Mis à part quelques mots très épars les discours leur échappent totalement. De façon plus précise c’est vers l’âge de 1 an, environ, qu’un enfant est capable de reconnaître les contenus de certaines images, son regard est alors attiré par l’écran et il commence à regarder la télévision. D’autre part, les mesures publiées ne donnent pas une idée exacte de l’exposition des enfants aux effets de la télévision, elles sont même très éloignées de la réalité. Par exemple, quand Médiamétrie annonce que les enfants de 4 à 14 ans regardent la télévision en moyenne 2,5 heures par jour, il faut savoir que cette mesure est celle de l’exposition consciente à des émissions choisies. Car, en fait, de façon majoritaire, c’est depuis leur naissance, et non seulement à partir de 4 ans, que les enfants sont exposés aux effets de la télévision, tout simplement parce que, en général, ils restent près de leurs parents quand ceux-ci regardent leurs émissions, des émissions d’information, de divertissements, de fiction, … L’exposition aux effets de la télévision est donc de façon générale très sous-estimée.

3 - Le cerveau n'est pas naturellement prédisposé aux apprentissages de la lecture, de l'écrit, des mathématiques, ... Mais très malléable il s’adapte à ces apprentissages (voir les travaux du professeur Stanislas DEHAENE, notamment "Les neurones de la lecture"). Jusqu'à l'arrivée de la télévision les activités des enfants hors de l'école remplissaient de façon globalement suffisante une fonction de préadaptation cérébrale et affective aux activités intellectuelles reposant sur l'écrit. Mais depuis l'entrée massive de la télévision dans les espaces de vie familiaux le temps consacré à ces activités est passé en dessous d'un seuil critique ; cela pour différentes raisons : la télévision occupe une partie importante de leurs loisirs (ses effets sont doubles) les jeux ne sont plus les mêmes, les modes de vie ont évolué, … Globalement ces activités ne sont plus suffisantes. Cette approche explique aussi la réussite de l'école d'autrefois. Car cette école d’autrefois n'a jamais fait d'efforts pédagogiques particuliers pour s'adapter au contexte de son action, à l'environnement des enfants. Il existait une corrélation de circonstance, comme naturelle, entre les exigences d’apprentissage de l’écrit et les prédispositions des enfants que le contexte culturel, social et économique entretenait. Les efforts pédagogiques n'auraient pas été inutiles, mais pour l’institution et les acteurs de l’éducation ils n'étaient pas vraiment nécessaires, le niveau de réussite des enfants étant politiquement suffisant. Pour la majorité des familles la sédentarité faisait de l’écrit le seul véritable moyen d’émancipation intellectuelle et culturelle. L’école pouvait donc encore œuvrer et réussir dans le simplisme pédagogique. Ce qui n'est plus possible depuis l’apparition de la télévision.

4 - Le monde moderne n'a pas modifié les exigences fondamentales qui s'associent à l'apprentissage de l'écrit. Il faut savoir distinguer les signes, faits de lignes fines généralement monochromes, les mémoriser pour pouvoir les reconnaître, savoir ensuite les associer en introduisant de façon de plus en plus forte une part de réflexion, de raisonnement ... L'apprentissage de l'écrit est donc toujours aussi exigent en efforts de mémoire, de concentration, d'attention, de patience, ... Certains de ces efforts y prennent donc un caractère particulier. Et même si l’intérêt direct de l’écrit dans l’éducation de l’enfant a été plus ou moins remis en question par certains pédagogues au profit de la notion plus globale de compétences, son apprentissage et sa maîtrise restent des exigences très fortes dans le monde actuel.

5 – Nous allons à partir de maintenant confronter ou associer ces quatre premiers facteurs. Ainsi, pour les enfants très jeunes la télévision faite d’images, notamment d’images de conception photographique constituées de plages colorées et non de lignes fines monochromes, maintient de façon très forte les orientations naturelles du cerveau vers l'appréhension globale d'indices. D'où l’apparition de difficultés nouvelles dans l'apprentissage du travail intellectuel sur le signe écrit (toujours fait de lignes fines) de confusions qui perdurent, ..., car les exigences s’associant à l’apprentissage de l’écrit sont toujours les mêmes. Elles sont étroitement liées à sa nature, et ne peuvent pas changer. L'école doit donc d’abord prendre conscience de l’évolution des difficultés des enfants, ensuite faire cesser le laxisme larvé qui s'est introduit dans le travail sur le signe écrit, dans son apprentissage, sous couvert de préoccupations pédagogiques, à tous les niveaux de l’enseignement, et mettre en place des activités adaptées. Il ne faut pas moins de pédagogie, mais, au contraire, introduire une véritable "pédagogie de l'instruction", qui a été la grande oubliée des avancées globales de la pédagogie, et pas seulement en France. (Pour plus de précisions sur ce que j'entends par "pédagogie de l'instruction", voir sur ce site l’article 10). Les préoccupations, parfaitement légitimes, à l’égard de l’enfant ont, malheureusement, monopolisé toute la réflexion pédagogique, et de façon générale les exigences s’associant à la nature intrinsèque de l’écrit ont été un peu trop oubliées. La reconnaissance de ces exigences à travers un statut éducatif de l’écrit permettrait déjà quelques avancées.

6 – Allons encore un peu plus loin dans la confrontation et l’association de nos données fondamentales. L'enfant très jeune, dès l'âge de 1 an environ, qui voit souvent des animaux domestiques autour de lui, est capable de reconnaître un chat ou un chien sur l'écran de télévision. C’est sur cette étape de son développement que se situe le début de la trajectoire des effets de la télévision Une étape que tous les parents peuvent observer ou vérifier. De la même façon il n’est aussi pas difficile de constater que l’enfant accède ainsi sans effort à une forme de connaissance du monde qui, progressivement, s'intensifie et se diversifie. Mais il faut savoir que cette connaissance reste au niveau de la préconceptualisation (par référence à Piaget), c’est-à-dire à un niveau primaire. Ce qui signifie que sans une aide pédagogiquement organisée l’enfant ne peut pas vraiment, de lui-même, la réinvestir pour acquérir d’autres connaissances plus élaborées. C’est donc vers l’âge de 1 an, dès que l’enfant est capable de reconnaître sur l’écran des animaux familiers (par exemple) que débute dans sa tête tout un processus qui va freiner le développement de sa motivation pour l’écrit, le conduisant à ne ressentir qu’une motivation insuffisante par rapport aux exigences de son apprentissage. Ainsi aujourd’hui une majorité importante d’enfants n’apprend plus à lire, à écrire, et à compter par besoin d’émancipation comme au début du 20ième siècle, mais par docilité, sans réelle motivation, et même parmi les meilleurs élèves beaucoup subissent cet apprentissage. L’exigence de docilité est vraiment devenue excessive (voir ce site l’article 2). Actuellement l’école et la télévision développent donc séparément chez nos enfants deux trajectoires séparées dans la connaissance du monde. Des trajectoires qui n’entretiennent entre elles que des liens occasionnels, abandonnés au hasard. C’est fortement regrettable d’abord parce que la forme d'accès à la connaissance développée par la télévision satisfait pleinement la curiosité naturelle des enfants et engendre ainsi une démotivation forte pour l'apprentissage des outils fondamentaux de la connaissance, comme l'écrit particulièrement exigent en efforts (ce que je tiens à répéter avec insistance) ensuite parce que la télévision, par sa nature, peut être un média éducatif complémentaire de l’écrit et que leur association ainsi conçue serait particulièrement efficace (voir sur ce site les articles 7 et 8 portant sur l’intervention de l’image de conception photographique dans les procédures intellectuelles). L’initiation est extrêmement rapide. Elle s’effectue, je le répète encore une fois, de façon naturelle et échappe en général à la conscience des adultes. En fait, dans notre civilisation de l’image, cette forme d’accès à la connaissance donne à l'écrit un caractère très "artificiel", auquel l’école d’autrefois n’était pas confrontée. De façon pratique elle oriente le fonctionnement intellectuel de l'enfant, à des degrés variables selon les individus bien sûr. Mais sur l’ensemble de la population scolaire cette orientation est en moyenne déjà beaucoup trop forte. Elle se manifeste d'abord par des difficultés d'identification et de mémorisation des signes écrits. En outre la signification de l'image de conception photographique est immédiate ou n'est pas, surtout avec la télévision où elle est mobile. Ainsi devant la télévision l'enfant est donc beaucoup plus dans une situation d'attente émotionnelle que dans une mobilisation à caractère intellectuel. La télévision freine le développement des capacités d’identification des signes écrits, d'attention, de concentration, d’écoute et, en plus, elle crée chez l'enfant un besoin d'immédiateté pervers, résistant et récurant. L’école actuelle ne parvient pas à « neutraliser » de façon méthodique, donc équitable, cette combinaison de résistances interactives. Elle a tendance à laisser faire, à attendre une évolution « naturelle » des enfants qui trop souvent ne se produit pas. Or l'apprentissage de l'écrit repose sur des raisonnements parfois longs et laborieux, notamment en mathématiques (première discipline statistiquement concernée par les effets négatifs de la télévision). D’où le retard que les jeunes français prennent dans l’acquisition des outils intellectuels fondamentaux (ce que révèlent ou confirment toutes les évaluations internationales, notamment la plus récente: l’évaluation Pirls) et dans l’accès au marché du travail. Nous pourrions peut-être nous consoler en considérant que cette situation n’engendre qu’un phénomène de retard plus ou moins prononcé selon les individus et … à chacun de se débrouiller. Effectivement, en allant à la limite extrême de l’hypocrisie, on peut penser que même sans école une société, ou un pays, ou une nation, peut arriver à survivre, conserver une élite pendant quelques décennies ; mais cette élite finirait inévitablement par se réduire, se disperser et perdre ses repères. Cessons de se faire peur. L’efficacité de l’école est un facteur extrêmement important pour l’évolution d’un pays vers la modernité, car c’est la cohésion sociale qui fait sa force.    

7 – Alors que peut et doit faire l'école? D'abord prendre conscience du phénomène. Or si l’école a évolué vers une bien meilleure connaissance de l’enfant, qui est essentielle, par contre elle n’a pas su trouver une présentation motivante de l’écrit, une présentation adaptée au contexte actuel. C’est à cet égard que je dis qu’il faut cesser d’ignorer ce que les enfants voient à la télévision. C’est-à-dire ce qu’ils y voient par eux-mêmes, pas seulement ce qu’on leur montre ou ce qu’on pense leur laisser voir. Même si parfois ce qu’ils y voient ne nous plait pas ou nous inquiète du point de vue de leur développement éducatif. Il est évident qu’une censure passant autant que possible inaperçue est nécessaire ; en fait elle existe déjà. Mais cessons de nous bercer d’illusions à cet égard, dans le monde actuel, il est pratiquement impossible de contrôler de façon rigoureuse ce que nos enfants peuvent voir ou ne pas voir à la télévision, même quand elle est bannie du foyer familial. Il faut donc aussi établir avec eux des relations permettant de savoir après coup ce qu’ils ont vu réellement, ce qu’ils ont reconnu, ce qu’ils ont perçu, ce qui a touché leur sensibilité, directement ou indirectement (car il ne faut oublier les contacts sociaux, ce que les copains racontent, nos conversations d’adultes et l’interprétation qu’ils en font). Nous devons nous en emparer pour réorienter vers l’écrit les motivations naturelles de l’enfant à l’égard de la connaissance, ses besoins d’émancipation. Comment ? Nous avons à cet égard un gros travail de recherche pédagogique à effectuer. Cessons ensuite de vouloir copier l'école d'autrefois pour chercher enfin ce qui faisait réellement sa réussite (qu'il faut aussi relativiser mais qu'on ne peut nier). Globalement la grande faute du système éducatif français est d'avoir rendu, au cours des trois ou quatre dernières décennies, par tradition culturelle, les enseignements de plus en plus encyclopédiques et théoriques, en croyant ainsi s’adapter au monde moderne. Alors que les enfants avaient de moins en moins de contact avec la réalité. Ce que d'autres pays, par traditions culturelles différentes, ont évité (exemple: la Finlande). Les activités manuelles et techniques à vocation artistique, par exemple, détiennent un potentiel important de  correction des effets de la télévision, notamment sur les prédispositions aux apprentissages intellectuels. Nous avons aussi fait de la pédagogie au rabais. (Voir sur ce site les articles 1 ; 2 et 3). Car c’est le contact avec la réalité qui, dès les premiers apprentissages, donne un sens à l’apprentissage de l’écrit et sert de socle aux représentations nécessaires à toute bonne conceptualisation et mémorisation.

         C’est donc à l’école de s’investir et de travailler sur cette question, de trouver et de mettre en œuvre les activités susceptibles de ramener les prédispositions nécessaires au moins au niveau qui a fait le succès de l’école d’autrefois. Un succès très relatif mais dont il faut reconnaître les aspects essentiels et surtout les véritables raisons, qui sont loin d’être celles dont les nostalgiques de cette école nous rabattent les oreilles. Or actuellement l’école, autant privée que publique, n’est même pas capable de préserver les jeunes des effets négatifs de la télévision lorsqu’elle l’utilise, elle-même. Et, à l’heure actuelle je peux affirmer que si, dans les réformes à venir, rien n’est fait de façon sérieuse pour corriger cette évolution, l’efficacité de notre système éducatif continuera de s’effriter, peut-être un peu plus lentement, mais la tendance ne s’inversera pas. Mais enfin, il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que cette évolution, très négative, des rapports de nos jeunes à l’écrit en général, évolution que tout le monde peut constater, est la question cruciale. Elle n’exclue pas les autres, c'est évident, mais elle se situe au cœur du problème.

         Autre précision importante, et nécessaire: la télévision est une merveille technologique, un média absolument génial qui possède un potentiel éducatif particulièrement important (un exemple précis et probant : la simple évocation, et si nécessaire la présentation, dans un cours de physique, d’images réalisées en apesanteur, une notion pourtant particulièrement abstraite, permettent une conceptualisation très rapide, quasi immédiate, des notions de poids et de masse). Mais nous ne maîtriserons pas ses effets et nous ne saurons jamais valoriser ce potentiel éducatif si nous ne commençons pas par reconnaître ce dont elle est faite : elle est faite d’abord d’images et surtout d’images de conception photographique dont l’école (en écho aux propositions de trop nombreux intellectuels et soi-disant experts) ne connaît ni le fonctionnement médiatique, ni les mécanismes d’insertion dans les procédures intellectuelles, ni les effets sur les enfants. (Voir sur ce site les articles 4 ; 5 ; 6 ; 7 ; 8 et 9).

         La question des effets des écrans concerne bien sûr tous les pays. Et si, en France, malheureusement, elle semble n’intéresser que quelques intellectuels, de nombreuses évaluations, surtout nord-américaines, ont montré de façon incontestable que la télévision pouvait produire des effets particulièrement négatifs sur le développement cognitif des enfants. Cependant, jusqu’à présent, ces études n’ont fait que constater la réalité de ces effets sans mettre en évidence leurs mécanismes. Pourtant, comme le montre le dernier classement international Pirls, certains pays ont su opposer à la dégradation des rapports des jeunes à l’écrit des réformes qui révèlent déjà une certaine efficacité. De façon très globale, le déclassement actuel de la France dans les évaluations internationales peut alors s’expliquer, au moins partiellement, par la confrontation entre la télévision et les traditions culturelles françaises, où les activités purement intellectuelles jouissent d’une considération exacerbée, totalement décalée par rapport aux exigences réelles du développement intellectuel de l’enfant. Car, il faut bien le reconnaître, au cours des dernières décennies, les pouvoirs politiques en concertation avec la communauté éducative ont bien tenté de corriger l’effritement de l’efficacité de notre système éducatif. Mais les réformes mises en œuvre n’ont pas enrayée sa descente aux enfers, elles l’ont même de façon absolument certaine aggravée. Les intellectuels des deux camps qui s’affrontent depuis déjà trop longtemps dans les débats sur l’école, républicains d’un côté, pédagogues de l’autre, doivent maintenant impérativement introduire d’autres concepts dans leurs réflexions, en se gardant de l’arrogance qu’engendrent trop souvent la connaissance et les statuts d’expert.

         Les soi-disant experts français essaient actuellement, depuis quelques mois, de rattraper le temps perdu. Sollicités par les parents qui s’inquiètent de voir leurs enfants passer beaucoup de temps devant les écrans en général, ils centrent leurs réflexions sur le numérique et les nouveaux écrans, ceux des téléphones, des tablettes et des ordinateurs. J’ai même entendu un de ces experts dire très récemment, dans une émission de radio de l’après-midi, que maintenant de façon générale les enfants regardaient assez peu la télévision ; alors que le matin même Médiamétrie annonçait que les enfants de 4 à 14 ans passaient en moyenne 2,5 heures par jour devant la télévision. 2,5 heures par jour, uniquement devant la télévision, c’est énorme ! Et il ne faut pas oublier que la télévision « passe » aussi à travers les nouveaux écrans. La page télévision n’est donc pas tournée. Elle ne le sera jamais malgré les progrès techniques attendus notamment avec l’arrivée et le développement de l’interactivité. Nous sommes donc bien en retard d’une révolution, celle produite par l’entrée massive de l’image de conception photographique dans les lieux de vie, d’abord véhiculée par la télévision et maintenant par tous les autres écrans. Et nous ne pouvons pas l’oublier ou la contourner.