NOUVEAU TEXTE: "A PROPOS DES 21 MESURES POUR L'ENSEIGNEMENT DES MATHEMATIQUES DE LA COMMISSION VILLANI"

QUELQUES REFLEXIONS AUTOUR DES NOTIONS DE PREREQUIS ET DE PREDISPOSITIONS

 

En pédagogie, la notion de « prérequis » est devenue insuffisante. Je pense qu’il faut maintenant lui associer celle de « prédispositions »

 

Pour une mise en place plus facile sur ce site, j’ai du découper mon texte en deux articles :

La première partie ci-dessous traite des généralités et du premier groupe de prédispositions

La seconde partie, à ouvrir en revenant au menu de la page d’accueil, traite des prédispositions du deuxième groupe.

 

Première partie : généralités et prédispositions basiques

 

         Actuellement en conseil de classe, dans les discussions entre enseignants, entre enseignants et parents, l’emploi éventuel du terme « prédispositions » risque fort de passer pour un lapsus, une confusion avec « prérequis », terme appartenant au vocabulaire de la pédagogie et que les enseignants dans l’ensemble connaissent bien. En fait, sur toutes les questions relevant de l’école, « prédispositions », (au singulier ou au pluriel), est encore un terme inopportun, plutôt dérangeant et l’employer c’est s’exposer à ne pas être entendu. Nous allons donc commencer par cerner les domaines d’appartenance traditionnels de ses deux mots, en rappeler les définitions selon le sens commun. Alors ouvrons les dictionnaires. « Prérequis » apparaît dans le Larousse, mais pas dans le Robert. Ainsi pour le Larousse un prérequis est une condition ou un ensemble de conditions à remplir pour entreprendre une action, exercer une fonction, …, un préalable. Toujours dans le Larousse nous trouvons une définition pour prédisposition : disposition, tendance, aptitude naturelle à quelque chose. Le Robert en donne deux définitions : 1 - tendance naturelle de quelqu’un à … (un type d’activité), comme une inclination, un penchant. Par exemple avoir des prédispositions artistiques, 2 – état physique ou mental, particulier à un sujet, qui le rend davantage apte à contracter certaines maladies, (par exemple : une prédisposition à l’obésité).

         Comme le confirment les correcteurs orthographiques de nos ordinateurs, (ils ne connaissent pas ce mot), prérequis ne relève pas du vocabulaire courant, mais essentiellement de celui de la pédagogie, où il désigne les connaissances nécessaires pour aborder une notion, commencer un apprentissage. Par exemple, pour apprendre à effectuer des divisions il faut déjà connaître les tables de multiplications, savoir faire des multiplications et des soustractions. De façon plus générale, pour faire des mathématiques une bonne maîtrise de la numération est indispensable. Voilà deux exemples de prérequis se situant à des niveaux d’apprentissage très différents et susceptibles de donner une idée assez claire de l’intérêt et de l’étendue des usages de ce terme. Le dictionnaire édité par les Presses Universitaires de Lille : « 700 mots-clefs pour l’éducation », donne comme définition : « maîtrise des savoirs et savoir-faire nécessaires pour suivre valablement un module de formation … ». Par contre, le mot « prédispositions », qui, lui, est connu des correcteurs orthographiques, ne relève pratiquement que du langage courrant. Il n’a pas encore reçu de définition adaptée en pédagogie. Celles du Robert, rappelées ci-dessus, ne sont pas transposables telles quelles, la deuxième est même à exclure. Or, afin de définir toutes les exigences à satisfaire pour aborder les apprentissages scolaires la notion de prérequis, qui ne concernent donc que les connaissances et les savoir-faire, me paraît de plus en plus insuffisante. Je propose de l’élargir ou, plutôt, de lui associer la notion de « prédispositions », qui s’en distingue en conservant toutefois une proximité suffisante. De façon à couvrir réellement tout le champ des exigences fondamentales, c’est le mot qui, par son sens commun et ses origines, me paraît le mieux convenir pour associer à la notion de prérequis celles qui, selon les conceptions et les pratiques pédagogiques actuelles, n’en relèvent pas encore, et sont pourtant à satisfaire de façon impérative. Il faut en effet, maintenant, prendre en compte des exigences qui, ne peuvent pas être considérées comme des connaissances, et semblent encore relever à tort de tendances purement naturelles. Je dis bien à tort, en insistant fortement, car même quand les tendances en question semblent avoir des origines naturelles, génétiques, familiales ou culturelles, elles sont en fait, actuellement, fortement orientées et dépendantes de facteurs relevant de la modernité, de cette modernité engendrée par les technologies nouvelles depuis l’apparition de la télévision. La motivation, par exemple, est bien un état mental, une disposition préalablement nécessaire à l’apprentissage de l’écrit. Il en est de même pour les aptitudes à se concentrer, à faire attention, à écouter. Par contre, la passivité, le besoin d’immédiateté, une perception erronée de l’espace et du temps, les difficultés à accepter et reconnaître les signes écrits sont des prédispositions qui freinent fortement les apprentissages, des contre-dispositions.

         Mais, après cette énumération rapide, revenons aux généralités. Pour rassurer tous ceux qui ont tendance à redouter les débordements de l’école sur les prérogatives traditionnelles de la famille, nous devons commencer par cerner avec une précision suffisante le champ des prédispositions pouvant relever de la pédagogie. Pour cela il nous suffit en fait d’affirmer immédiatement que toutes celles liées avec certitude à l’inné, vers laquelle le sens commun du mot nous oriente de façon naturelle, (par exemple : celles que suggère la deuxième définition du dictionnaire Le Robert), sont évidemment à exclure. Pour être encore plus précis, disons simplement que les prédispositions auxquelles la pédagogie doit s’intéresser sont celles qui ne concernent que l’enfant susceptible de suivre une scolarité normale, encore au sens commun. Sur cette question des prédispositions les déficiences dues à des handicaps d’origine génétique sont donc totalement exclues de notre étude. Ce n’est pas parce que ces handicaps pourraient ne présenter aucun intérêt ici mais parce qu’ils relèvent de compétences et d’approches spécifiques. Voilà pour les précautions nécessaires sur un sujet aussi sensible.

         Cependant, avant d’entrer vraiment dans le vif du sujet, pour achever totalement l’énoncé des données du problème, une précision particulièrement importante me paraît encore s’imposer. Si, aujourd’hui, la question des prédispositions aux apprentissages scolaires attire l’attention c’est parce que, depuis plusieurs décennies, l’efficacité de l’école est en baisse de façon continue par rapport à ses résultats d’autrefois, alors que, justement, la société lui demande de plus en plus. Or une de ses missions essentielles, fondamentales, est d’enseigner la maîtrise de l’écrit, (je pense qu’à cet égard le consensus est total), et, pour comprendre les raisons de ce glissement, selon l’hypothèse présentée ici, il faut d’abord s’ancrer dans la tête et garder constamment en mémoire que les exigences s’associant à l’apprentissage de l’écrit n’ont pas changé avec la modernité (telle que nous l’avons déjà définie en quelques mots ci-dessus), tout simplement parce que depuis de nombreuses décennies, elles ne peuvent pratiquement plus changer. Elles se sont révélées et imposées lentement au cours des siècles passés, et, aujourd’hui, après l’apport de disciplines scientifiques nouvelles comme la sémiotique au cours de la première moitié du vingtième siècle, en cohérence presque parfaite avec la nature sémiologique et médiatique de l’écrit, elles ne peuvent être contestées que de façon très marginale, vraiment insignifiante. Donc, si, à l’égard de l’apprentissage de l’écrit, l’action de l’école se trouve dans une situation d’échec aussi importante que celle révélée par les évaluations récentes, c’est parce que d’une part ce sont les enfants qui ont changé, notamment dans leurs prédispositions envers l’apprentissage de l’écrit, et que d’autre part l’école n’a pas su déceler ces changements, en prendre conscience, reconnaître leur réalité, les identifier et s’adapter. Les réformes engagées, et elles sont nombreuses, reposent malheureusement sur des appréciations fortement erronées des problèmes à résoudre. Ses erreurs d’appréciation concernent ainsi d’abord les enfants, leurs évolutions notamment dans leurs rapports à l’écrit, ensuite, et c’est justement très grave, les exigences s’associant à l’apprentissage de l’écrit. Elles ont trop souvent été soit très mal identifiées soit inutilement sacrifiées pour prendre en compte des concepts nouveaux, certes souvent légitimes, mais avec trop de simplisme et de légèreté surtout parce que la formation pédagogique des enseignants n’a pas été adaptée aux besoins, elle en est restée bien trop éloignée. Toutes les tentatives de modernisation se sont heurtées à un archaïsme pédagogique puissant et, finalement, d’un compromis à l’autre, c’est une forme d’immobilisme dans l’incohérence et le désordre qui s’est installé.

          Après cette précision particulièrement importante concernant l’écrit, voyons maintenant comment les enfants ont changé, et pourquoi ces changements se présentent comme une évolution, même une véritable mutation, de leurs prédispositions à l’égard de l’écrit, de son apprentissage. Je dis aussi souvent que leurs rapports à l’écrit ne sont plus ce qu’ils étaient autrefois, notamment dans la première moitié du vingtième siècle. Ce qui paraît revenir pratiquement au même, sauf que si, globalement, dans les faits, les rapports des enfants à l’écrit ne sont plus les mêmes qu’autrefois c’est parce que leurs prédispositions à son égard ont changé. (Je me permets d’ajouter que cette évolution touche aussi beaucoup d’adultes, mais les adultes ne fréquentent plus l’école pour apprendre ; elle ne peut donc pas être directement concernée ; pourtant, dans les faits, elle est bien concernée, mais seulement par ricochet). Dans leur immense majorité, à travers les sensibilités développées par l’environnement médiatique et technologique, par les activités qu’ils pratiquent maintenant, par les modes de vie, …, en raison de tout un ensemble complexe de facteurs liés à la modernité, et malgré les sermons, souvent beaucoup trop convenus ou ambigus, d’adultes qui, déboussolés par le déferlement des technologies, incapables de trouver le bon équilibre entre archaïsme et modernité et n’étant donc pas eux-mêmes toujours suffisamment convaincus, sont incapables de trouver le ton et les arguments efficaces, les enfants ne parviennent plus à percevoir et à appréhender l’écrit comme le percevaient et l’appréhendaient ceux d’autrefois, quand l’écrit s’imposait comme le seul moyen d’émancipation à caractère intellectuel. Et cela dès les premières confrontations, c’est-à-dire avant la première année d’école primaire, pour lesquelles, évidemment, aucun prérequis ne peut être exigé. Or, même à travers les nouvelles technologies, aucune émancipation véritable ne peut s’affranchir de l’écrit. Alors comment peut-on mieux définir cette évolution qu’en disant que leurs prédispositions à son égard ne sont plus les mêmes ? Je ne vois pas d’autre mot. Et, en fait, le problème n’est pas totalement nouveau. Mais tant que l’adéquation entre les exigences de l’écrit et les prédispositions des enfants permettait à l’école de présenter des résultats politiquement acceptables, les pédagogues pouvaient se permettre d’ignorer ce problème, car il était effectivement difficile à aborder puisque, autrefois, comme nous l’avons déjà constaté, il relevait de l’intime, et concernait donc essentiellement la famille. Mais aujourd’hui le problème de ces prédispositions s’est à la fois épaissi et généralisé. La famille ne plus être tenue vraiment pour responsable du caractère négatif de leur évolution. L’exposition des enfants aux facteurs de modernité qui l’engendrent s’effectue très largement en dehors du cadre et des domaines de ses compétences. L’école, elle-même, parce qu’elle n’a pas pris conscience du problème et ne sait pas protéger les enfants pendant l’utilisation des technologies modernes dans ses propres murs, a une part de responsabilité dans cette évolution. Pourtant le problème est de nature à relever essentiellement de ses compétences ; elle est donc vraiment directement concernée, beaucoup plus fortement que la famille qui ne peut pas contrôler sérieusement l’évolution des prédispositions en question. Elle n’en a pas les moyens. Le recours aux raccourcis faciles, comme le rejet trop strict de certaines technologies, la télévision par exemple, est un véritable danger qui engendre d’autres problèmes tout aussi importants. Le potentiel éducatif de toutes les technologies nouvelles est énorme. Pour s’adapter à la modernité commençons par l’accepter. L’évitement, qui conduit à remplacer un mal par un autre, n’est pas la solution. L’évolution des rapports à l’écrit et, préalablement, des prédispositions à son apprentissage me paraît facile à corriger, à réorienter. Nous avons même là, très certainement, une chance à saisir pour introduire un peu plus d’équité tout en élevant les niveaux ; car le travail pédagogique à effectuer sur les prédispositions n’apparaît vraiment qu’aujourd’hui, avec les effets de la modernité, c’est un fait, mais en réalité le problème n’est pas nouveau. Ses prémices sont pratiquement aussi anciennes que l’école. Au cours des dernières décennies il a pris progressivement un caractère collectif fort, qui nous oblige, maintenant, à en saisir toutes les dimensions, le plus vite possible. C’est donc à l’école de faire le nécessaire, aux moments opportuns, pour neutraliser les effets négatifs de ces technologies, ceux qui affectent particulièrement les prédispositions aux apprentissages scolaires et, parallèlement, apprendre à les utiliser à des fins éducatives. En France, il y a même urgence. Les conservatismes que Marie Grandin dénonçait déjà à la fin du dix-neuvième siècle sont toujours à l’œuvre, même peut-être plus que jamais.

         Notre approche globale n’est pas encore totalement finie. Nos investigations sur l’importance du problème méritent d’être poussées un peu plus loin. La notion de prérequis concerne les connaissances et les savoir-faire nécessaires pour aborder un nouvel apprentissage. Mais depuis, trois ou, tout au plus, quatre décennies (c'est-à-dire depuis les années 80, et au plus la fin des années 70) les difficultés rencontrées par les enseignants au quotidien, notamment sur des niveaux charnières tels que la sixième, se sont accrues de façon exponentielle, non seulement parce que beaucoup trop d’élèves ne possèdent pas les prérequis nécessaires, mais aussi et surtout, comme nous venons de le montrer, parce qu’ils sont de moins en moins préalablement disposés à l’égard des apprentissages proposés, et que tout le système éducatif subit cette absence de prédispositions, sans lui opposer la moindre réponse. Autrement dit, si à un moment donné les enfants ne possèdent pas les prérequis attendus c’est parce que l’école a été incapable de déceler au bon moment leur manque de prédispositions, et de faire le nécessaire pour adapter sa pédagogie à cette situation. L’institution a bien tenté de trouver une solution à l’affaiblissement de ses résultats. Mais la réflexion pédagogique n’étant pas au rendez-vous, et c’est un euphémisme, elle a fait exactement le contraire de ce qu’il fallait faire. Comme je l’ai déjà évoqué, elle s’est égarée, et continue toujours ainsi, en croyant pouvoir adapter l’écrit aux évolutions des enfants, et elle n’a fait, finalement, que pousser à son paroxysme l’incohérence des contenus, des programmes, des apprentissages, des formations et des diplômes sans apporter le moindre début de solution à son problème majeur: l’effondrement de son efficacité. Or, dans la civilisation de l’image, les besoins envers la maîtrise de l’écrit sont, paradoxalement, de plus en plus forts.

         En outre, pour être suffisamment complet sur le sujet, il faut aussi ne pas négliger la question des évaluations. Avant d’aborder un module d’apprentissage l’évaluation des prérequis est devenue une pratique courante, relativement facile, absolument nécessaire mais souvent sous-entendue, car l’enseignant qui suit ses classes pendant une année complète peut, dès qu’il connaît suffisamment chacun de ses élèves, effectuer cette évaluation sans la formaliser. Retenons simplement que dans la pratique courante de l’enseignement et de la formation, l’évaluation des prérequis, avant de proposer à des élèves un nouvel apprentissage, relève des fondamentaux de la pédagogie, même lorsque cette évaluation reste implicite. Mais, c’est évident, l’évaluation des prédispositions en question, ne peut pas être aussi simple. Je pense qu’il faut même en l’oublier le principe. Nous n’en avons pas besoin. Le problème est bien réel. Il peut être traité sans passer par des évaluations. Nous touchons là, en fait, un aspect non négligeable de la question, qui, justement, se présente très certainement comme une des raisons pouvant expliquer le peu d’intérêt qu’elle suscite auprès des enseignants. En effet, en France, toute la communauté éducative nourrit une véritable obsession-passion pour les évaluations, avec, en plus, un penchant très affirmé pour la note chiffrée. Cette obsession atteint franchement le ridicule. Ce qui ne peut pas être évalué est carrément laissé de côté et des apprentissages qui ne présentent aucun intérêt sont maintenus ou introduits parce qu’ils permettent des évaluations. Ses conséquences sur la formation des jeunes sont devenues gravissimes. Et elle nous coûte très cher.

 

         Alors, maintenant, enfin, de quoi parle-t-on ? D’abord d’un premier groupe de prédispositions, les plus traditionnelles : la motivation, l’attention, l’écoute et la concentration. Nous savons que les technologies modernes les ont fortement affaiblies. La calculatrice, par exemple, a eu un effet très démotivant sur l’apprentissage du calcul, de façon généralisée. A cet égard, tout particulièrement, les adultes, c’est-à-dire d’abord l’institution, par exemple en modifiant les programmes pour introduire beaucoup trop tôt l’utilisation des calculatrices, ensuite les parents et les enseignants à travers des discours ambigus et attentistes ont, ensemble, très mal réagi, et sont toujours, actuellement, incapables de reconnaître leurs égarements. Au Royaume Uni, par exemple, les calculatrices sont interdites à l’école primaire depuis plusieurs années ; et si j’ai bonne mémoire, la décision de les interdire au collège, ou son équivalent, a déjà été prise. Or, nous le savons, le calcul développe très efficacement les capacités d’attention, de concentration et d’écoute nécessaires à l’apprentissage de l’écrit, dans son ensemble, pas seulement en mathématiques. Ainsi ces prédispositions fondamentales tendent à s’affaiblir en chaîne ou conjointement : beaucoup moins de motivations pour le calcul, beaucoup moins de calcul, conséquences : moins d’attention de concentration et … d’écoute, car le calcul mental développe et entretient les capacités d’écoute. Certains ont émis l’hypothèse que les jeux vidéo pouvaient eux aussi développer ces prédispositions, mais en supposant donc que les exigences de l’écrit étaient de même nature ; ce qui me paraît faux car, notamment, du point de vue de la sémiotique, les différences sont importantes, (l’écrit est fait de lignes fines, les images des jeux vidéo sont faites de plages). De toute façon des expériences, nord-américaines notamment, ont révélé exactement le contraire. Ce discours, en outre particulièrement séduisant, pousse à abandonner des certitudes pour des hypothèses de moins en moins crédibles. La pédagogie doit au contraire chercher à motiver les enfants pour l’apprentissage du calcul, sans s’abandonner, comme elle l’a fait jusqu’à présent, aux sirènes de la facilité à travers une adaptation des exigences pour arriver à présenter des résultats politiquement corrects. Je suis donc absolument convaincu que la démotivation des enfants pour l’apprentissage du calcul a été, inconsciemment, fortement activée par les adultes qui, en fait, n’ont pas su en présenter et en valoriser les véritables enjeux. Ce que j’écris là est même pour moi plus qu’une simple hypothèse, c’est vraiment une réalité, à laquelle j’ai été confrontée dans mes contacts professionnels. Ceux qui résistaient à cette tendance étaient parfois considérés avec suffisance, quand on ne cherchait pas à les ridiculiser. A propos du calcul sur les fractions, par exemple, je me suis entendu dire sur un ton condescendant: « vous savez, Monsieur, les calculatrices le font très bien » ; évidemment ; comme si l’objectif d’apprentissage était simplement et seulement la rapidité et l’exactitude. Une réalité qui nous coûte déjà très cher à tout point de vue. Bien sûr, le calcul n’a plus directement de véritable utilité externe immédiate, vraiment décisive pour l’intégration professionnelle et sociale, comme autrefois, mais il constitue un passeport indispensable pour l’apprentissage des mathématiques, des sciences et, de façon encore plus générale, de tout l’écrit. Il faut donc d’abord ajuster les discours et la pédagogie à cette situation. L’institution et les enseignants ont beaucoup de peine à avouer leur légèreté sur le calcul. Pourtant la pédagogie est vraiment en cause, à un niveau très élémentaire. Par exemple, quand on sait qu’il y a des calculatrices dans tous les foyers, l’entraînement régulier au calcul, organisé de façon équitable et efficace, ne peut pas se faire à la maison, c’est évident. Cet entraînement est toujours nécessaire, plus que jamais, de façon régulière, jusqu’au-delà de la sixième (disons même jusqu’en quatrième), sans sombrer dans les excès d’autrefois. Bien sûr tout ne peut pas être fait dans le cadre des heures de classe et un peu de travail à la maison reste nécessaire. Mais, par rapport au début du vingtième siècle, la modernité impose d’abord de cerner et d’orienter les niveaux de maîtrise à obtenir, ensuite de faire des choix dans les activités et enfin de les redistribuer intelligemment entre la salle de classe et la maison. Autre exemple. J’avance l’hypothèse que c’est par l’apprentissage du nombre que l’enfant entre réellement dans le monde de l’écrit. Il doit donc pouvoir donner réellement un sens au nombre, dès sa découverte. Ainsi, il faut aussi dénoncer le simplisme pédagogique qui consiste à faire apprendre prématurément la suite des nombres entiers naturels. Je dis bien prématurément, car après les premiers apprentissages, lorsque les concepts fondamentaux semblent acquis, faire réciter cette suite reste tout de même le moyen le plus rapide de vérifier la qualité des acquisitions; mais, à tout moment, et d’ailleurs sur tous les sujets, évitons impérativement d’aller directement au par cœur, ainsi que toute forme de rabâchage. Parents et enseignants doivent vraiment faire l’effort de résister à la facilité. Comment  un enfant qui entre dans le monde de l’écrit en apprenant des signes qui ne représentent rien - donc  par des apprentissages qui, pour lui, à ce moment là, sont dénués de sens - peut-il être motivé pour en acquérir une bonne maîtrise. Or, c’est ce qui se passe lorsqu’on fait apprendre la suite des nombres à un enfant de 2 à 5 ans, qui sait tout juste parler. Cette vérité pédagogique n’est pas une nouveauté, mais dans le monde actuel elle ne peut plus être négligée, transgressée comme autrefois en exigeant une docilité, qui, à ce niveau là, permet certes d’afficher des résultats rapides en réponse aux pressions familiales, institutionnelles et sociales, mais n’engendre qu’un semblant de réussite, extrêmement fragile, une illusion, qui place sur chaque enfant une hypothèque très lourde sur le moyen et le long terme, sur ses apprentissages à venir. Dans le monde moderne, pour l’enfant, qui ignore tout de sa puissance, l’écrit revêt et conserve longtemps un caractère très artificiel comparativement à ce que les technologies comme la télévision offrent à ses besoins naturels de connaissance et à son imagination, sans passer par des apprentissages longs et complexes. Par une exigence de docilité il est facile d’obtenir assez rapidement des résultats, mais ces résultats là donnent une idée totalement fausse de la qualité des apprentissages. Ils font naître et entretiennent des illusions pendant des durées plus ou moins longues selon les individus, souvent jusqu’à l’adolescence et peut-être au-delà, c’est-à-dire jusqu’à ce que le jeune soit capable, par sa propre expérience, soit de trouver seul un intérêt personnel dans la maîtrise de l’écrit, soit d’exprimer franchement sa révolte en préférant s’abandonner à une situation d’échec. En général la pression exercée par les adultes conduit l’enfant jeune à accepter d’apprendre par docilité, passivement, en n’ayant pratiquement pas d’autre objectif que de faire plaisir aux adultes qui le lui demandent. Mais cette acceptation est de plus en plus fragile et courte. La révolte qui consiste à refuser l’écrit de façon plus ou moins forte se manifeste de plus en plus tôt. L’embryon de la motivation pour l’apprentissage de l’écrit a, à mon avis, des origines naturelles qui sont tout simplement celles de la motivation pour la connaissance, celles de la curiosité, mais son développement suit maintenant un fil d’Ariane particulièrement fragile. Pour ne pas le casser nous devons entrer dans des considérations qui, selon des conceptions pédagogiques héritées du début du vingtième siècle, peuvent encore paraître futiles.

         Les contenus de cette notion de prédispositions méritent bien sûr d’être affinés mais sans en fermer les contours, comme pour l’ensemble des activités susceptibles de les développer. Revenons sur l’entraînement au calcul. J’ai déjà souligné sur ce site deux aspects de cet entraînement qui me paraissent particulièrement importants. D'abord, la pratique de la division en demandant à l'élève de ne pas poser la soustraction dans la partie gauche développe incontestablement la mémoire de travail, en corrélation parfaite avec les exigences de l'écrit. Ensuite, la confrontation avec des divisions qui ne se terminent pas, en CM2, 6ème, 5ème et même encore en 4ème, engendre des questionnements susceptibles de faciliter, beaucoup plus tard, l’acquisition de notions complexes comme celles de nombres rationnels ou de limites, et surtout, dans l’immédiat contribue à renforcer la notion d’infini partiellement acquise avec l’apprentissage de la numération. Il est évident que ce qui s’installe dans la tête des enfants au cours de ces confrontations avec la division relève plus de la notion de prédispositions que de prérequis. Elle mérite donc toute notre attention.

         Laissons la calculatrice et les questions tournant autour de l’apprentissage du nombre pour rappeler que le téléphone a eu lui aussi un effet démotivant sur la pratique de l’écrit, nettement moins sensible mais non négligeable. Je dis bien sur la pratique de l’écrit, beaucoup moins sur son apprentissage. Les nouveaux téléphones et internet ont un peu réorienté cette évolution, dans un sens plutôt déconcertant, mais cela méritait d’être noté. Ensuite, et surtout, n’oublions pas la télévision qui, même lorsque l’écrit atteint l’excellence, s’est imposée à son détriment dans la vulgarisation de la connaissance, le divertissement et jusque dans les activités à caractère fortement intellectuel, transformant le sentier ouvert par le cinéma en autoroute. Justement, en rappelant ici que la télévision est d’abord faite d’images je me permets de renvoyer le lecteur aux articles de ce site où je tente d’expliquer comment l’image de conception photographique intervient dans les activités intellectuelles. De façon très importante à travers la télévision, mais évidemment pas seulement à travers la télévision puisqu’elle accompagne l’écrit sur de très nombreux supports, cette image a véritablement imposé une réorientation des activités écrites, c’est incontestable, notamment en volume, mais elle n’a pas amoindri la puissance de l’écrit, au contraire puisque séparée des discours, qui nécessairement l’accompagnent, elle perd toute signification. Seulement, à l’égard des enfants, la réflexion pédagogique sur la question de la télévision s’est égarée d’une part vers ses usages en classe, en s’attardant beaucoup trop sur leurs aspects purement matériels, d’autre part vers des évaluations statistiques de ses effets - incontestablement négatifs dans le contexte actuel - je dirais même fortement négatifs - sans engager la moindre recherche sur leurs origines exactes, sur les mécanismes qui les produisent. On n’a pas su, ou plutôt on n’a pas voulu voir, que sans la photographie, et surtout plus largement sans l’image de conception photographique, la télévision n’existerait pas, ou ne serait absolument pas ce qu’elle est, comme le cinéma évidemment. Je tente aussi d’expliquer, par ailleurs sur ce site, comment s’effectue la démotivation des enfants pour l’écrit à travers la télévision dès qu’ils sont capables de reconnaître sur l’écran les contenus de certaines scènes. Mais avec la télévision la question des prédispositions dépasse largement celles de ce premier groupe. Comme nous allons le découvrir maintenant, elle est beaucoup plus étendue et profonde.

 

La suite dans : « prérequis et dispositions, 2ème partie »