NOUVEAU TEXTE: "A PROPOS DES 21 MESURES POUR L'ENSEIGNEMENT DES MATHEMATIQUES DE LA COMMISSION VILLANI"

 

 

LA PEDAGOGIE EN GENERAL ET QUELQUES UNS DE SES ASPECTS PARTICULIERS,
LES PARENTS, L’OPINION PUBLIQUE ET LES LIEUX COMMUNS.

 

 

 

 

         La pédagogie était le thème d’un excellent article de deux pages, intitulé « Irrévocable cours magistral », paru dans le journal Le Monde daté du 30/08/2014, donc assez récent, dans lequel, Aurélie Collas, journaliste spécialiste des questions d’éducation pour ce quotidien, notait l’existence d’une résistance particulièrement forte aux exigences de la pédagogie dans notre pays. Dans toute forme d’enseignement, à travers le monde entier, le cours magistral constitue aujourd’hui, un véritable symbole de l’archaïsme pédagogique. En France, pourtant constamment dénoncé dans toutes les réformes engagées depuis 1945, il reste malgré tout encré dans les pratiques pédagogiques. Comment expliquer un pareil conservatisme ? Pour Aurélie Collas, «  … les ministres ne parviennent pas à trouver des appuis solides dans l’opinion publique ». Ensuite, apparemment comme pour donner une note d’espoir, elle reprend les propos de Claude Lelièvre qui pense  que le changement peut venir de l’université, parce que les collèges et lycées ont tendance à imiter ce qui s’y fait. Celle-ci effectue actuellement sa propre conversion en mettrant en œuvre des cours en lignes ouverts à tous (Moocs). L’université française a effectivement entrepris de s’adapter au numérique et à internet. Ce que d’autre pays ont déjà fait. Or, en Amérique notamment, aux Moocs s’est très vite associée une « pédagogie inversée » qui semble faire tout naturellement suite à l’installation du numérique et d’internet dans notre l’environnement. Elle consiste à laisser une très grande liberté à l’apprenant dans l’acquisition des savoirs. « Le cours se délivre à distance et le face-à-face maître-élèves est entièrement consacré à l’application des connaissances, à des exercices, à des cas pratiques », (Aurélie Collas). Mais cette journaliste souligne aussi, toujours en reprenant des propos de Claude Lelièvrre (historien de l’éducation), que par une « ironie de l’histoire : on en reviendrait alors à la pédagogie du XIXième  siècle quand seule l’élite de l’élite accédait aux études secondaires ».

 

         Je suis sceptique, très sceptique, parce que je ne vois pas comment la pédagogie inversée peut modifier l’évolution des résistances qu’affrontent actuellement les enseignants, notamment celles  engendrées par la modernité. Il faut donc croire que ce facteur de dysfonctionnement que constitue le développement récent des résistances aux apprentissages scolaires, du à la modernité, échappe aux consciences, et, bien sûr, pas seulement à celles d’Aurélie Collas et de Claude Lelièvre. Il se situe pourtant en amont de tous les autres. Et ne pas le traiter c’est hypothéquer lourdement tout ce qui peut être conçu et entrepris pour redonner de l’efficacité à notre système éducatif. Penser que l’utilisation de l’informatique et d’internet pour l’acquisition des savoirs peut rendre les jeunes plus motivés, plus attentifs, plus concentrés, plus enclins à écouter, capables de maîtriser leur besoin d’immédiateté, que cette forme de cours va corriger l’évolution du développement de la perception de l’espace et du temps, des rapports au signe écrit, me paraît totalement irréaliste. Et, justement, la comparaison ci-dessus avec la pédagogie du XIXième siècle ne peut que renforcer mon scepticisme. Comment une pédagogie adaptée à une élite de l’élite, qui avait acquis naturellement les prédispositions nécessaires aux apprentissages scolaires, pourrait-elle convenir à un enseignement de masse, destiné à des jeunes qui, de façon très générale, en raison des effets de la modernité, ne peuvent plus acquérir naturellement ces prédispositions ? Essayons d’imaginer avec plus de précision ce que peut être le processus d’apprentissage proposé : les jeunes pourraient être pratiquement abandonnés devant leur écran pendant la phase d’acquisition des connaissances, c’est-à-dire la leçon. Et c’est donc sur la mise en application des connaissances que se concentrerait l’effort d’encadrement pédagogique. Je vois surtout apparaître là encore un moyen de le simplifier cet encadrement, en contournant les principales difficultés, qui, je le sais par expérience, prennent racines, parfois insidieusement, dans les phases d’acquisition des connaissances. Mais pour les laisser ou les faire apparaître, les reconnaître et les traiter au bon moment, il faut bien sûr savoir permettre aux jeunes de s’exprimer, que l’enseignant soit capable de contrôler une certaine « liberté » dans le travail qui, pourtant sans être du désordre, reste encore insupportable à certains, tant parmi les parents que les enseignants. Pour moi, le processus que je viens de décrire ne permet pas de répondre efficacement aux résistances qui se sont développées ou sont apparues au cours des dernières décennies. La pédagogie inversée est, évidemment, une forme moderne d’organisation des apprentissages, mais n’allons pas imaginer que les nouvelles technologies peuvent permettre de se dispenser de l’implication pédagogique de l’enseignant sur une quelconque partie du processus d’acquisition des savoirs et des savoir-faire. Car c’est cette implication qui, reposant sur des compétences spécifiques, doit permettre une individualisation très fine dans l’appropriation des savoirs. Et c’est de cette individualisation dont les jeunes ont actuellement le plus fortement besoin. C’est elle qui fait vraiment la différence avec le cours magistral. Attendons donc de voir ce que donne la pédagogie inversée avec les adultes. Pour les jeunes, même si je considère que l’évolution vers une forme d’organisation des cours s’en inspirant relève d’un processus de modernisation irréversible, qui me plait (mais je ne suis plus en activité), je suis aussi convaincu qu’elle ne changera rien si la réflexion pédagogique sur les programmes et les activités, sur la formation des enseignants et, pour résumer le tout, si l’exigence de docilité dans les apprentissages restent ce qu’elles sont. 

 

         Revenons maintenant à la question de l’opinion publique, évoquée par Aurélie Collas. Elle mérite, à mon avis, un moment d’attention particulier ; j’ai même très envie de dire : reposons un peu les pieds sur terre. De la part de la presse, pour la mobiliser, il ne suffit pas de répéter sans arrêt que l’école fonctionnement mal, qu’il faut qu’elle change. Car, en France, pour l’opinion publique, quels changements faut-il mettre en œuvre ? L’éducation  est un perpétuel  chantier de réformes. Aucune n’aboutit à la moindre amélioration. En fait, tout simplement, parce qu’aucun ministre n’arrive,  autant à travers la communication que dans la mise en place, à donner une dimension réellement pédagogique à ses réformes. Nous avons bien vu la réaction de l’opinion publique à propos des 4,5 jours de classe. Le combat politique et les questions financières ont très vite pris le pas sur l’intérêt pédagogique de la réforme, tout simplement parce que pour la majorité des gens et des responsables politiques, c’est-à-dire pour les non initiés, n’étant pas évident il n’a pas été compris. « Pédagogie », je crois que le mot fait peur ; et, par prudence, tout en sachant pertinemment qu’il porte les solutions à nos problèmes éducatifs les plus importants, les responsables politiques en charge ne l’éducation ne lui donne qu’un contenu très superficiel, consensuel. Les raisons de cet état d’esprit sont plurielles. Citons d’abord, les relations entre les parents et les enseignants, qui sont à inscrire dans la liste des dysfonctionnements de l’école. Une faillite historique ! Elles doivent répondre aux exigences de l’institution, des syndicats, des associations de parents d’élèves et restent beaucoup trop codifiées. Même quand l’enseignant entretient des liens personnels, étroits et amicaux, avec les parents la pédagogie n’arrive pas vraiment à y trouver sa place. En fait, les parents, et donc l’opinion publique, ne savent pas ce qu’est la pédagogie. Mais absolument pas ! Et pourtant, actuellement, la majorité des français pense que c’est ce qui a détruit l’efficacité attribuée à l’école d’autrefois. Il a suffit, pour en arriver là, de quelques livres, des pamphlets faciles à lire, aux contenus vraiment simplistes et, aussi, trop souvent, de propos irresponsables d’enseignants et d’intellectuels en mal de reconnaissance. Le sens du mot a été totalement dévoyé. Finalement, l’opinion publique voit dans la pédagogie des conceptions éducatives faites de complaisance avec les jeunes, d’abandon des règles fondamentales, de laxisme, …, qui, en fait, ne concerneraient pas l’instruction, l’acquisition des savoirs et des savoir-faire. Au moment de la rentrée scolaire 2014, au cours d’un « C’est dans l’air », j’ai entendu un chercheur en sociologie, dont je n’ai pas retenu le nom, déclarer et regretter bien sûr, à propos de l’apprentissage de l’écrit, qu’aujourd’hui la majorité des gens pense qu’avec un ordinateur, internet et un bon livre les parents pourraient faire aussi bien que les enseignants. Les français accordent donc vraiment peu d’importance aux compétences spécifiques concernant la transmission des connaissances, c’est-à-dire à la pédagogie. Je pense que cette remarque doit être mise en relation avec le fait que l’opinion publique reste sur une conception des apprentissages scolaires très utilitariste dans le court terme. Une conception que l’institution, par ses errements dans l’adaptation des programmes et des activités, renforce encore dans l’inconscience de ses conséquences. Prenons l’exemple du calcul. Son apprentissage, notamment celui des quatre opérations est accepté parce qu’on sait, ou parce qu’on suppose, que pour faire des mathématiques il faut maîtriser le calcul, mais vraiment sans conviction, avec même des arrières pensées sur son intérêt réel, mal dissimulées et toujours prêtes à s’affirmer. Dans un monde dominé par les technologies modernes cet apprentissage a pris une connotation passéiste. Et, par exemple, ce n’est pas avec les arguments développés par Maryline Baumard dans Le Monde du 05/12/13 que nous pouvons espérer voir évoluer cet état d’esprit : elle tentait de montrer par le récit de deux anecdotes concernant un cantonnier et une caissière, que les réticences envers le calcul, ou les difficultés dans sa maîtrise, pouvaient avoir des conséquences économiques importantes. Je pense que, dans le contexte actuel, le récit de Maryline Baumard avait un caractère trop artificiel pour être crédible. Je peux proposer un autre exemple, du même genre: un de mes neveux, patron d’une entreprise de menuiserie-charpente, considère que ses ouvriers doivent pouvoir se passer de calculatrice. Son argument : en équilibre sur un toit, une tronçonneuse dans les mains, il est difficile de sortir une calculatrice de sa poche. Mais, devant ses ouvriers, il est lui-même constamment dérangé par son téléphone ! Sortir un téléphone ou une calculatrice de sa poche, je ne vois pas trop la différence. Récemment, sur différentes chaînes de télévision et aux moments de grande écoute, Cédric Villani en personne est venu s’investir sur cette question. Mais malgré la caution de sa réussite, de ses titres et de ses fonctions je pense que ses discours sur l’utilité du calcul et des mathématiques, relevant du même registre que les exemples ci-dessus, ont peu de chance de rencontrer un écho efficace. Pour convaincre, il faut, à mon avis, cesser de miser sur l’utilité du calcul dans la vie de tous les jours. Bien que toujours réelle, elle n’est plus perçue comme autrefois. Je répète avec insistance que je considère que l’utilité du calcul est bien toujours une réalité ; mais elle n’est évidente que pour ceux qui le maîtrisent déjà parfaitement. Pour la majorité des gens, sa pression dans la vie quotidienne, n’ayant plus ni la même force ni la même constance, autorise de nombreuses échappatoires, bien réelles. Les exemples que nous pouvons avancer paraissent obsolètes et même ringards ; ils sonnent faux. Les gens concernés ont le sentiment d’être pris pour des idiots. Même l’actuel président de la Cour des Compte connaît mal ses tables de multiplications. Et Luc Chatel avait quelques difficultés avec la proportionnalité, niveau 6ème, quand il était ministre de l’Education Nationale. (Voir « Les invités de J.J. Bourdin et le calcul, sur BFMTV », à partir de la page d’accueil de ce site, rubrique « A PROPOS DE »). Les errements de l’école dans l’apprentissage du calcul ne datent donc pas d’hier. J’ai déjà beaucoup écrit sur le sujet dans différents articles de ce site. Nous devons miser sur d’autres arguments, malheureusement moins évidents, mais beaucoup plus réalistes. De toute façon nous ne pouvons pas espérer convaincre les gens concernés en leur donnant le sentiment de vouloir leur faire avaler des couleuvres. Ceux qui ont des difficultés avec le calcul ne sont pas nécessairement des idiots.

         Alors que faire ? En fait, c’est par la pédagogie et non par des discours ou des sermons que nous pouvons espérer développer des motivations réelles pour les apprentissages scolaires. Car, nous le savons, plus l’enfant est jeune et plus ses capacités à se projeter dans l’avenir sont faibles. Or, dans le monde actuel, tous les discours sur l’utilité réelle du calcul et des mathématiques ne peuvent concerner que leur avenir plutôt lointain. Ils ne peuvent plus, sérieusement, comme au début du 20ième siècle, porter sur leur avenir immédiat, leurs besoins quotidiens. Alors je rappelle d’abord brièvement que c’est par l’écriture des nombres que l’enfant entre dans le monde de l’écrit, qu’une pratique de la division développe la mémoire de travail ; et la pratique de la division développe ainsi les capacités de lecture. … L’apprentissage du calcul a donc une utilité transdisciplinaire extrêmement forte. Voilà déjà une bonne raison de l’enseigner avec un peu plus de conviction, sans oublier aussi, évidemment, que pour les mathématiques, il est absolument indispensable. Et je considère ensuite que la pédagogie, ce n’est donc pas seulement faire en sorte que les enfants soient heureux en classe (comme, par exemple, dans le film « Etre et avoir »), ou « inverser » l’organisation du cours, c’est aussi une capacité constante à élaborer des stratégies, si nécessaire individuelles, pour les mobiliser, les motiver, pour qu’ils apprennent plus facilement et plus efficacement, inventer, ou réintroduire en les adaptant, des activités qui anticipent les apprentissages à moyen et long terme. On n’apprend et on ne retient bien, en fait, que ce que, inconsciemment on sait déjà. Finalement, apprendre pour retenir c’est simplement prendre conscience d’un savoir, qui, par exemple, se sera développé aux cours d’une activité, ou d’une série d’activités, plus ou moins longues et plus ou moins denses. Car les enfants, et les jeunes en général, aiment découvrir et apprendre mais pour cela il faut qu’ils soient constamment conscients des objectifs, de l’intérêt et des résultats de leur travail (ou de leurs occupations) qui, par l’émulation de la réussite, engendrent progressivement investissements et efforts. A condition, et cette remarque est fondamentale, que des difficultés trop importantes ne viennent pas casser prématurément cet engrenage ; ce qui est trop souvent le cas en mathématiques, depuis trop longtemps.

         Donc, en conclusion, quand je dis que la pédagogie ce n’est pas seulement faire que les enfants soient heureux en classe, je dois pour préciser ma pensée, affirmer d’abord que pour moi leur bien être en classe n’est pas un facteur secondaire, bien au contraire, et qu’il faut effectivement cesser de croire que c’est dans une confrontation constante avec des difficultés qui les dépassent et les découragent que l’enfant arrive à s’élever ; mais la pédagogie ce n’est pas non plus tout abandonner à la facilité, écarter systématiquement toute forme de difficulté et faire n’importe quoi au point de compromettre la cohérence entre les activités proposées et les objectifs à atteindre. Or c’est malheureusement ce que l’institution a fait, par exemple avec l’ensemble des programmes de mathématiques du CP à la terminale. De façon à pouvoir afficher un niveau de réussite politiquement correct, malgré la poursuite d’une massification des enseignements secondaires, incontestablement nécessaire, s’associant, en parallèle, à des efforts d’adaptation à l’évolution des enfants et aux nouvelles technologies, eux aussi absolument nécessaires mais conduits selon des concepts totalement faux, elle ne cesse, depuis au moins trois décennies, d’enchaîner les réformes en tentant d’éliminer les sujets et les activités qui déplaisent aux élèves (ou à leurs parents) ou sur lesquels ils rencontrent trop de difficultés. Et elle n’a jamais su s’attaquer aux véritables raisons de l’échec qui, quel que soit le sujet étudié, relèvent beaucoup plus de la pédagogie, de la conduite de l’apprentissage, que de son choix. Elle a ainsi introduit dans l’enseignement des mathématiques une incohérence gravissime, (qui, il faut bien le noter au passage, fait le bonheur des cours privés), sans même parvenir à réduire les véritables raisons de l’échec. Malgré l’élimination des questions supposées difficiles, le niveau d’échec reste important et, aux examens, il faut finalement adapter les barèmes aux exigences d’un niveau de réussite politiquement correct. Une orientation qui n’a pas la moindre issu, un véritable cercle vicieux.      

         D’un autre côté, qu’est-ce qui faisait, autrefois, la réussite de l’école ? La docilité? Non ! Mille fois non ! De toute façon, la docilité que certains regrettent parce qu’ils considèrent qu’elle était un facteur de réussite, est aujourd’hui définitivement perdue. Ainsi, en cherchant à réhabiliter ses prétendues vertus pédagogiques ils sont dans l’erreur la plus totale. Notre système éducatif ne pourra atteindre le niveau d’efficacité que la société en attend que si la pédagogie y trouve enfin la place qui lui revient. Et je ne pense pas qu’aux 140 000 cas annuels d’échec flagrant. En fait, tous les jeunes sont plus ou moins concernés. Cette situation engendre, au mieux, seulement des retards, qui se ressentent surtout au moment de l’accès à l’emploi, pour n’évoquer que son aspect économique. Je pense qu’il faut maintenant expliquer à l’opinion publique ce qu’est réellement la pédagogie en entrant dans le vif du sujet, en abandonnant les simplismes contreproductifs. Il faut sortir cette opinion publique de l’erreur conceptuelle vers laquelle l’ont précipité les débats de ces dernières décennies, ceux sur la méthode globale, sur « l’enfant au centre du système », sur les orientations soutenues par Philippe Meirieu, …, en fait sur des dérives attribuées seulement aux pédagogues. Ils y ont une part de responsabilité, incontestable, mais elle est beaucoup moins importante que celle de leurs détracteurs. Cette évolution s’impose. Elle permettrait d’abord une transformation des relations entre les professeurs et les parents qui ne peuvent pas rester ce qu’elles sont. Avec d’un côté des gens qui prétendent tout savoir mais sont, en réalité, soit incapables d’expliquer ou de justifier ce qu’ils font, soit réticents à le faire par peur d’être mal jugés, et de l’autre côté des parents d’abord très méfiants parce que sensibles à cet état d’esprit, ensuite prompts à porter des jugements sans en avoir les moyens par manque d’informations, d’une part, et, surtout, parce que leurs conceptions de l’enseignement sont souvent vraiment simplistes. De la part des professeurs, le mouvement ne peut s’enclencher sans à une élévation conséquente de leur niveau de formation pédagogique. Une année de formation initiale ne suffit pas. Or sa suppression pendant quelques années a considérablement compliqué cette question, à tout point de vue. D’autre part, toujours pour que les professeurs s’impliquent davantage dans les relations avec les parents, il faut aussi que les syndicats, les associations de parents d’élèves et l’institution lèvent un certain nombre de blocages dont les origines sont administratives, bien sûr, mais aussi idéologiques ; de façon à ce que les contacts soient un peu moins codifiés, un peu plus libres, plus faciles. Dans l’Education Nationale Ubu est roi depuis trop longtemps. Ainsi l’école étant, apparemment, incapable de se réformer par elle-même,  pour sortir de cette situation il faut surtout miser sur l’opinion publique, en commençant par les parents. Et c’est donc en l’aidant à abandonner ses conceptions simplistes sur le fonctionnement des apprentissages, pour qu’elle arrive à exprimer des revendications ayant du sens, que nous pouvons espérer voir évoluer la situation, d’abord dans les relations entre parents et professeurs, ensuite par la pression sur les politiques. S’adresser à l’opinion publique c’est aussi s’adresser à tous les responsables : politiques, syndicaux, associatifs, …, et aux … enseignants.

         Une école des parents, de l’opinion publique et du citoyen? Peut-être, même certainement ! Sous quelle forme ? Je n’en sais rien. J’ai de la peine à l’imaginer. Je laisse ce soin aux politiques. En attendant, je pense que dans le journal Le Monde comme dans toute la presse, il faut faire un peu plus que rabâcher constamment que l’école fonctionne mal. Quand j’ai commencé à enseigner vers la fin des années 60 le cours magistral était déjà considéré par les observateurs de l’école comme une pratique obsolète. Or où en est-on maintenant ? Pratiquement au même point. C’est bien ce que constate Aurélie Collas. Même si le professeur doit parfois s’adresser à toute la classe, aujourd’hui, il est évident que pour des jeunes de moins en moins dociles, et pour moi cette évolution est heureuse, des séances de 50 minutes de cours magistral sont devenues inefficaces et insupportables. (Des évaluations récentes ont montré qu’une alternance bien dosée, bien équilibrée,  entre informations collectives, et travail individuel, était la forme de cours la plus efficace). Je pense que la presse a une part de responsabilité dans cette situation. Pour être un acteur du changement, c’est bien ce que souhaitent certains journalistes, elle doit ouvrir davantage ses pages aux propositions pédagogiques émanant directement du corps enseignant. Et, justement, à titre d’exemple, pas seulement à des chercheurs qui éprouvent le besoin de démontrer ce que tout le monde sait déjà.

         Je saisis en effet cette occasion pour évoquer un reportage de France 2, lundi 15/10/2014, sur l’apprentissage de la lecture. Le journal Le Monde,  avait déjà donné un écho important à cette question avec la même tonalité. Alors voilà ce qui ne gêne à propos de cette question. Comme je l’ai déjà écrit et récrit, la symbiose entre la méthode syllabique et l’écrit, en raison de la nature de ce dernier, de son statut sémiologique, est pratiquement parfaite, ce qui me paraît intuitivement évident, et je considère que, dans la situation actuelle, nous pourrions peut-être nous dispenser de perdre autant d’énergie et de temps à démontrer ce que tout le monde sait déjà plus ou moins. Personnellement,  n’ayant jamais été instituteur, c’est en m’intéressant de très près au statut sémiologique et médiatique de la photographie, dans une comparaison, d’inspiration parfaitement naturelle et cohérente, avec celui de l’écrit, que j’ai, au-delà de l’intuition, acquis des certitudes sur cette symbiose. Cependant, je dois reconnaître que les termes utilisés pour les arts visuels et généralisés un peu trop vite à tous les arts visuels, donc à l’image de conception photographique, trop souvent les mêmes que pour l’écrit, peuvent engendrer et entretenir des confusions dans les esprits, à tous les niveaux, même dans l’enseignement. Par exemple, à l’égard de l’image de conception photographique, les mots « langage », « écriture », ne sont pas appropriés, alors qu’ils le restent pour la peinture et le dessin. Inspirés par des rapprochement très approximatifs ils ont introduit des confusions qui se sont encrées et généralisées. En outre, avec la méthode globale, n’enseigne-t-on pas une perception du mot (qui est donc une perception artificielle) très proche de notre perception de l’image de conception photographique, qui là est d’origine naturelle ? Or le mot est fait de symboles, il est un symbole, alors que l’image de conception photographique est faite d’indices, elle n’est qu’une empreinte, et le numérique n’y change rien. De ce point de vue la méthode globale apparaît donc comme une erreur, et, ne serait-ce que par cet aspect, la méthode syllabique semble devoir s’imposer. Les recherches récentes avec des outils modernes, notamment les neurosciences, n’apportent qu’une confirmation. Elle était évidemment nécessaire, mais c’est tout. Il ne faut pas en faire une découverte fondamentale.

         En fait, la réalité s’impose, la pédagogie concerne l’humain et ne peut se satisfaire des certitudes scientifiques. Car, le constat est là : comment motiver durablement les enfants, tous les enfants, pour la lecture, pour tout type de lecture, au-delà du CP,  avec une telle méthode ? Une méthode où l’exigence de docilité est très forte. Dans l’environnement actuel, pour un nombre de jeunes de plus en plus grand, elle dépasse les limites du supportable. En fait, si la pédagogie a vraiment besoin de la recherche c’est bien sur cet aspect fondamental du problème de l’apprentissage de l’écrit : la motivation, l’attention, l’écoute, … Devant ce reportage, j’ai eu le sentiment que Stanislas Dehaene et son équipe tentaient de faire passer un choix idéologique en le dissimulant derrière des recherches scientifiques. La syllabique paraît être aussi vieille que l’écrit. Alors pourquoi des gens sont-ils allés inventer d’autres méthodes quand la massification de la maîtrise de l’écrit s’est imposée ? (Les premiers essais remontent au milieu du 18ième siècle). Pour créer de l’échec scolaire ? Soyons sérieux ! Que cherchent Stanislas Dehaene et Jérôme Deauviau en insistant aussi lourdement sur ce sujet? A imposer cette vielle méthode, comme autrefois ? Pour revenir dans quelques années à la case départ. Ou, tout simplement, selon une pratique devenue courante dans les milieux de la recherche, à recycler un travail ayant déjà fait l’objet d’une publication dans les revues spécialisées pour asseoir encore un peu plus leur notoriété auprès de leurs pairs ? Eh oui ! Malheureusement le syndrome de la communication s’est aussi emparé de ce secteur d’activité, au détriment du principe de précaution, et pour conserver son prestige il faut faire des publications. Pour ce qui est de l’apprentissage de la lecture, sur le terrain des réalités, cessons enfin de tourner en rond et mobilisons nos énergies sur les véritables problèmes. Ce n’est pas vraiment une question de méthode définitivement établie, pour tous les enfants, c’est-à-dire de choix définitif entre syllabique et mixte. L’exigence d’individualisation ne peut pas s’accommoder de pareilles orientations. Rappelons-nous les réactions au propos de Gilles de Robien et à ses mesures. Les données brutes de la recherche scientifique, telles que Stanislas Dehaene nous les livre, devraient être d’abord confiées aux experts concernés, les enseignants. Même si leur formation actuelle comporte des lacunes, sur ce terrain personne ne peut les remplacer. C’est à eux de les exploiter, à l’abri des pressions de toute sorte. L’expérimentation conduite par Jérôme Deauviau est encore bien trop insuffisante pour être livrée, comme cela est fait depuis quelques mois, à l’opinion publique. Je répète une question déjà posée : pourquoi des enseignants ont-ils cherché à expérimenter d’autres méthodes ? Et je rappelle une de leurs raisons, à ne pas oublier : les jeunes ayant appris à lire avec la syllabique étaient trop souvent de très mauvais lecteurs à l’âge de l’adolescence. Les évaluations effectuées à la sortie du CP par Jérôme Deauviau ne sont donc pas suffisantes pour justifier un tel manque de prudence. Dans l’apprentissage de la lecture, comme dans celui des nombres et du calcul, le problème se situe dans la capacité de l’enfant à associer des représentations au mot qu’il apprend. Etablissons un parallèle avec l’apprentissage de la numération. Dans ce dernier, pour éviter de placer une hypothèque très lourde sur celui du calcul, il faut éviter de faire apprendre par coeur la suite numérique tant que les concepts fondamentaux ne sont pas acquis, c’est-à-dire tant que l’enfant n’associe pas des représentations aux signes qui symbolisent les nombres. (Voir les travaux de Rémi Brissiaud). Pour la lecture, nous sommes en face d’un problème de nature pratiquement identique. De la même façon qu’on peut faire réciter la suite numérique à des enfants qui ne savent pas ce que représentent les symboles appris (1 – 2 - 3 …), la méthode syllabique permet, plus que toute autre, de contourner les difficultés de représentation par une exigence une docilité. Car notre cerveau est capable d’apprendre et de retenir des symboles qui ne représentent rien. C’est comme çà ! C’est peut-être parfois un bien, mais c’est aussi un danger. Car lorsque les résistances se font sentir, elles sont souvent difficiles à identifier, notamment parce que les enseignants n’ont pas appris à le faire. Alors il est tentant d’exiger la mémorisation de lettres, de syllabes de mots qui en fait ne s’associent à aucune représentation. Un raccourci facile qui va, tant bien que mal, donner un résultat, mais qui n’est, en fait, qu’une illusion de réussite, au moins partiellement. Parce que ses fondements sont parsemés de lacunes, comme pour les nombres et le calcul, la maîtrise de la lecture ainsi obtenue, par cette exigence de docilité excessive, est très fragile, même quand elle semble acquise à l’issue du CP. Pour en finir avec cette question, et pour que mes propos ne soient pas mal interprétés, je rappelle encore une fois que, pour moi, du point de vue de la sémiotique, c’est-à-dire d’un point de vue lui aussi scientifique, la méthode syllabique semble s’imposer. Mais comme le problème à résoudre se situe à la convergence de différentes approches, que des chercheurs, qui ne sont pas directement sur le terrain des apprentissages, tentent de cette façon d’imposer les résultats de travaux à caractère purement scientifique, relevant de la biologie, de la psychologie, de la sociologie, des neurosciences, …, mais pas véritablement de la pédagogie, me paraît très dangereux. Mon expérience professionnelle et familiale sur cette question, c’est-à-dire le suivi d’un grand nombre d’élèves de collège entre 1968 et 2003, de mes enfants, de mes neveux, quelques fois de leurs copains, me permettent de penser que, pour la lecture, la question de la méthode, entre syllabique ou mixte, n’est pas, en France, actuellement le problème le plus important. Ne mettons pas la charrue avant les bœufs. La méthode syllabique devrait théoriquement être la plus efficace, si elle est mise en pratique de façon motivante, à l’abri des pressions diverses, notamment de celle du temps, et si on sait accompagner le développement des capacités de lecture au-delà du CP. Mais peut-on réellement motiver tous les élèves pour l’apprentissage de l’écrit avec cette méthode, notamment en l’employant de façon rigoureuse et continue ? J’en doute. En attendant, dans la situation actuelle, je pense que les enseignants font qu’ils peuvent avec ce qu’ils savent faire et les moyens dont ils disposent.