NOUVEAU TEXTE: "A PROPOS DES 21 MESURES POUR L'ENSEIGNEMENT DES MATHEMATIQUES DE LA COMMISSION VILLANI"

 

 

SUR LA TELEVISION, LES ECRANS,
LEURS IMAGES
ET LES RAPPORTS A L’HISTOIRE

 

 

 

 

 

Après le choc des évènements dramatiques de  l’année 2015
celui des images, une réflexion sur
l’évolution des rapports à l’histoire et au savoir

 

 


Sommaire

« Sur la télévision, les écrans, leurs images
et les rapports à l’histoire et au savoir»

 

 Préambule

 

Introduction

 

L’énoncé du problème en cinq données fondamentales

 

Quelques éclaircissements préliminaires et des outils pour comprendre

    1 – Les écrans un peu d’histoire

    2 – L’image de conception photographique, son fonctionnement médiatique, ses interventions dans les activités intellectuelles et encore un peu d’histoire

   

 

 

Causes, mécanismes et conséquences (les causes de cette évolution des rapports à l’histoire, les mécanismes de son développement et les conséquences)

    1 – L’image prime toujours sur le discours

    2 – Le début de la trajectoire des effets, ses développements, les dangers pour les enfants puis pour les adultes

    3 – Les dangers pour tous, de façon plus générale (Les programmes de télévision entretiennent d’importantes confusions. Quels sont leurs dangers réels)

    4 – Les risques de manipulation et la participation éventuelle de l’image de conception photographique aux théories du complot

    5 – Des incidences complexes sur l’éducation et la formation

 

 

 

 


 

 

 

Conclusion

 


Préambule

 

 

         Les évènements tragiques de l’année 2015, d’abord les attentats de janvier, ensuite le crash du Boeing de la Germanwing, puis, à nouveau les attentats de novembre ont fortement secoué la France. A cela, se sont aussi ajoutées les annonces récurrentes d’exécutions par les terroristes du Moyen Orient. Mais l’immense majorité des français n’a pas vécu réellement ces évènements, elle en a pris connaissance à travers les médias, comme dans tous les autres pays du monde civilisé. A chacune de ces occasions, sur des durées allant de plusieurs jours à plusieurs semaines, tous les médias ont vu leur audience augmenter, mais les écrans, et notamment la télévision, bien plus que les autres. Effectivement, les écrans semblent posséder un pouvoir particulier qui n’a pas échappé aux terroristes, puisqu’ils s’en servent pour faire passer leur message de terreur. A l’égard des adultes, la question de la télévision, des écrans et de leurs images mérite donc une attention particulière, autant qu’à l’égard des enfants. Est-elle en relation avec les hypothèses relatives aux apprentissages scolaires que j’ai développées par ailleurs ? J’en suis absolument certain. C’est à travers les discours et les manifestations qui ont suivi les drames cités plus haut que j’ai fait le lien entre les différents aspects de cette question.

 


Introduction

 

La modernité, les nouveaux médias, la télévision, les autres écrans, leurs images : former, éduquer plutôt que laisser entendre qu’il faudrait s’en passer, que c’est possible.

 

         Pour la quasi-totalité des français les attentats de janvier et novembre 2015 à Paris ont déjà été, par eux-mêmes, un véritable traumatisme. Ensuite, ils ont encore mis en évidence l’emprise de plus en plus forte des médias sur leurs vies, d’abord celle de la télévision et de ses images, sinon celle des autres écrans : téléphones et tablettes, et enfin, lorsque l’attention visuelle était mobilisée ailleurs, celle de la radio. Faut-il y voir un mal ? A priori, non. Dans des situations aussi dramatiques, pouvoir rester au plus près de l’actualité n’apporte évidemment pas plus de bonheur mais soulage d’une impatience que l’association entre un besoin naturel d’informations et les propositions des médias a rendu chronique. Quand une personne de notre proche entourage est en danger, en raison d’un accident ou d’une maladie par exemple, nous cherchons bien à rester au plus près d’elle. Et ce n’est pas un besoin récent, du à la modernité. Or, avec les nouveaux médias, la France est devenue un grand village. Il en est de même, bien sûr, dans tous les autres pays développés. La planète terre elle-même tend à devenir un grand village. Donc, d’un certain point de vue, la télévision et les autres écrans rapprochent. Les journalistes assassinés de Charlie Hebdo, les policiers, les clients de l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, les amateurs de musique du Bataclan, les clients des restaurants du centre de Paris, les passants des rues proches étaient de nos voisins, de notre famille. Certains noms évoquaient même des images de personnes ayant participé à des émissions de télévision, des visages connus. En plus, en janvier, le  drame ne cessait de rebondir. Mais quand allait-il enfin s’arrêter ?

         Cette évolution concerne tous les pays considérés comme démocratiques et évolués. Et elle efface même progressivement les frontières. Avec la médiatisation planétaire d’évènements aussi graves, malgré la barrière des langues et des cultures, encore forte, les confinements nationaux se délitent. En plus, les nouveaux médias engendrent chez l’immense majorité des gens de véritables besoins et une volonté de rapprochement. Ainsi, malgré des résistances d’origines diverses, cette barrière des langues et des cultures se délite à son tour, comme le montre la manifestation du 11 janvier 2015 due essentiellement à la forte médiatisation des évènements. Rappelons nous ce que nous avons déjà vécu, nous français, après l’attaque des tours jumelles de New York. Alors non, de ce point de vue, à mon avis, notre dépendance aux nouveaux médias ne peut pas être considérée comme un mal. Je suis né à la fin du deuxième conflit mondial, et, aujourd’hui, je n’arrive pas à imaginer un monde sans télévision, sans écran, avec seulement la radio et les journaux sur papier, comme celui que j’ai connu lorsque j’étais beaucoup plus jeune. Avec le temps son souvenir est devenu celui d’une sorte d’enfermement dans un univers comparativement beaucoup plus étroit, trop étroit.

         Pourtant je suis très critique à l’égard des écrans, notamment de la télévision, et pas seulement à l’égard de leurs usages récréatifs. Justement, mon projet, ici, est bien de faire connaître mes arguments, d’expliquer ma position. Mais, encore une fois, même si je pense que nos rapports aux écrans doivent impérativement être repensés et mieux maîtrisés, je me refuse à considérer l’importance prise par les médias dans notre vie comme un mal, et cela pour des raisons d’origines diverses. D’abord, parce que de façon directe les écrans appartiennent à la modernité, et que cette modernité est faite d’une foule d’évolutions scientifiques et techniques absolument indissociables, dont nous profitons largement des bienfaits. Et je cite, en vrac, la réduction du temps de travail et de sa pénibilité, l’offre générale de soins et leur qualité avec son corollaire qu’est l’allongement de l’espérance de vie, le confort des habitations, des usines, des bureaux, la rapidité des déplacements, les immenses possibilités de découvertes, de se distraire, de voyager, … Ensuite, parce que de façon indirecte et pas toujours très évidente, les écrans sont aussi des outils indispensables au développement et à la pratique quotidienne de la médecine, des sciences, des techniques, de la culture… Autrement dit, ils participent au développement de  cette modernité. Et ne sont-ils pas des outils fondamentaux de ce développement? Je répète avec insistance : d’un point de vue scientifique et technique il me paraît impossible de dissocier les différents facteurs qui font la modernité. S’aventurer dans cette voie relève d’une forme d’ignorance ou d’inconscience. Ainsi, en m’écartant un peu de mon sujet et en prenant le risque de heurter des sensibilités pacifistes, j’ajoute encore que même les recherches à caractère militaire peuvent avoir, à plus ou moins long terme, des incidences très importantes sur tout ce que j’ai déjà énuméré. Prenons un exemple particulièrement explicite : certaines devraient, dans les 10 ou 15 prochaines années, peut-être avant, permettre de réduire de façon très importante les accidents de la route avec la mise en application dans nos véhicules de technologies inventées pour les besoins de la défense, de façon à les rendre plus autonomes, c’est-à-dire capables d’anticiper et d’éviter les accidents; un prolongement vraiment inespéré et très certainement surprenant pour le commun des mortels. Il faut donc prendre conscience que la modernité ne se découpe pas en morceaux de façon à faire un tri. Les propositions consistant à faire des choix dans ses différents facteurs, en s’appuyant sur des raisons idéologiques ou religieuses, me paraissent totalement irresponsables. Ce qui ne veut pas dire que je considère que les différentes formes de recherche et de développement peuvent rester sans surveillance, se développer en catimini et échapper à la connaissance et au contrôle des collectivités nationales ou internationales, et des citoyens. Or, je le répète, pour nous tous, les écrans, dont la télévision évidemment, se présentent comme un facteur fondamental de cette modernité en mouvement.

         Alors, posons enfin la question susceptible de fâcher certains: malgré des positions et des attitudes très critiques à son égard, peut-on réellement, même de façon très individuelle, s’en passer totalement ? Je répète plus brièvement ma question avec insistance : peut-on vraiment se passer de la télévision ? Evidemment chacun est libre à tout moment, pour lui-même, de faire selon ses goûts, ses idées, ses besoins. Mais, quand on prétend connaître la question, est-il permis de recommander avec insistance, en se prenant au sérieux, en utilisant tous les moyens actuellement disponibles pour se faire entendre, des choix dans ce qui fait cette modernité, comme celui de ne plus la regarder, de rendre son poste, de le descendre à la cave, de le jeter par la fenêtre, selon des propos entendus ou lus çà et là? Je suis sceptique, extrêmement sceptique. En fait, je pense que s’abandonner aussi rapidement sur la place publique, après un examen de toute évidence beaucoup trop partiel de la question, à recommander cette solution, qui n’est que celle de la facilité, relève de l’inconscience, de l’irresponsabilité. Elle a des relents fortement passéistes et sonne immédiatement comme une peur de la modernité. Pourtant, considérés séparément, les arguments mis en avant par ceux qui prônent ce rejet de la télévision sont tout ce qu’il y a de plus sérieux, mais la question est autrement plus complexe. Et, finalement, comme nous allons le voir, il faut d’abord se demander si derrière la télévision et tout ce qu’on peut lui reprocher, directement, ne se dissimulent pas d’autres facteurs de trouble, d’autres responsabilités, nettement plus importants.

         Oui, je sais, dire que ses programmes sont trop souvent de qualité médiocre est un euphémisme. Globalement, la télévision est vraiment trop éloignée de ce que l’invention pouvait laisser espérer. Les émissions récréatives sont plus que les autres l’objet de critiques sévères, à juste titre. Cependant, pour moi les émissions documentaires et d’information présentent des dangers, au moins aussi importants. Très insidieux ils n’ont jamais été vraiment repérés. Mais, globalement, malgré ces critiques, malgré les dangers, qu’ils soient déjà dénoncés ou non, la télévision véhicule des informations trop souvent difficiles à trouver par ailleurs, elle les rend accessibles au plus grand nombre, et la proscrire totalement ne me paraît pas être la bonne solution. L’apport de l’image est considérable et ne fait pas nécessairement sombrer les téléspectateurs dans le voyeurisme. Voilà pour les réponses les plus simples à opposer à ces recommandations de rejet. Nous pouvons maintenant aller progressivement plus loin. 

         Etablissons un parallèle avec l’écriture et l’imprimerie. Il risque encore de heurter certaines sensibilités, mais comme nous le verrons par la suite, à l’égard de ce que l’invention permet toujours d’espérer, ce parallèle se justifie parfaitement. En effet peut-on considérer, aujourd’hui, avec le recul du temps, que la diffusion et les emplois de l’écriture et de l’imprimerie auraient du être réservés à certaines activités à caractère plutôt intellectuel, dès leur invention, c’est-à-dire que le peuple en a fait, contre lui-même, un mauvais usage ? Qu’il eût fallu lui conseiller de ne pas acheter de livres1, exactement comme aujourd’hui certains lui conseillent de rendre les postes de télévision, de les descendre à la cave ou de les jeter par la fenêtre, c’est-à-dire de les bannir du foyer familial ? Mais cette hypothèse est absolument indéfendable ! Notamment avec le recul du temps. Alors dans l’immédiat, pour clore ce rapprochement et arriver enfin à l’essentiel, je vais simplement souligner que, pour l’écriture, en raison de sa nature, des apprentissages absolument indispensables se sont très vite imposés. L’imprimerie, bien plus tard, n’a en rien modifié la nature de ces apprentissages. Et, aujourd’hui, pour tous, il est évident que l’écrit ne peut pas s’inventer, il s’apprend. Pour la télévision et ses images, les exigences d’apprentissage sont nettement moins évidentes. Elles sont pourtant bien réelles. Ce dont nous n’avons pas su prendre conscience.

         Avec les écrans nous vivons effectivement encore une révolution, particulièrement importante. D’abord, et nous le montrerons, par sa forme cette révolution n’est évidemment pas comparable à celle produite par l’écriture. En réalité, l’écrit, comme le discours en général, reste plus que jamais, un outil d’émancipation intellectuelle fondamental. L’outil de base absolument indispensable, auprès duquel les nouveaux outils ne peuvent que venir s’associer comme des accessoires, mais des accessoires parfois extrêmement puissants. C’est le cas avec les écrans. Cette nouvelle révolution, présente des similitudes avec celle produite par l’imprimerie. C’est certain. Mais sur des points déterminants, l’apport des écrans me paraît nettement différent de celui de l’imprimerie. Et, à travers ces différences, leur pouvoir se révèle incomparablement plus important, de façon très positive, mais aussi, parfois, de façon très négative. L’imprimerie a fortement contribué à la diffusion des savoirs, en modernisant l’écriture et sa reproduction. Et c’est par ce fait, mais par ce fait seulement, que son apparition et son développement constituent une révolution. Car aucune nouvelle exigence d’apprentissage ne s’y associe. L’imprimerie n’a pas changé la nature de l’écrit, n’y celle du dessin ou de la peinture. Les corrections qui, au cours de l’histoire, sont intervenues dans l’orthographe des mots, comme celles à venir, sont restés conformes à la nature de l’écrit, elles ne peuvent pas lui porter atteinte, pas plus que la multiplication des styles ou formes d’écriture qu’aujourd’hui nous appelons polices. A priori, si on s’arrête à un examen un peu superficiel de la question, les écrans semblent seulement prolonger son œuvre en donnant encore plus d’ampleur à la diffusion des savoirs. Or, déjà, à cet égard, ils accentuent, et cette fois de façon très forte et même brutale l’externalisation de la mémoire, suggérant à Michel Serres une comparaison allégorique  avec Saint Denis2: les jeunes d’aujourd’hui n’ont plus leur mémoire dans la tête, et sur les épaules, mais dans les outils numériques qui les accompagnent presque constamment, un peu comme Saint Denis, qui, selon la légende, est parti en portant sa tête sous son bras après avoir été décapité par des soldats romains, pour fonder la basilique qui porte son nom. L’imprimerie avait déjà sensiblement déplacé la mémoire vers le livre, vers l’écrit, mais pas de façon aussi forte, brutale, pas jusqu’à remettre en question nos conceptions de la connaissance. En effet les livres ne se transportent pas comme les outils numérique. L’énorme possibilité de concentration des connaissances dans ces nouveaux outils munis de structures de rangement et de systèmes de recherche permettant de retrouver rapidement ce dont on a besoin, a permis à l’externalisation de la mémoire de franchir un bon gigantesque. Comparativement, celui effectué avec l’imprimerie dans le même sens paraît minuscule. Est-ce un bien, est-ce un mal ? Le problème ne peut pas se poser en ces termes. Pour les générations à venir, cette évolution modifie profondément les rapports à la mémoire dans les structures de la pensée. Les jeunes, et même ceux qui ne le sont plus, n’ont pas le choix : pour survivre, ils doivent s’adapter. Ensuite, cette fois, contrairement à ce qui s’est produit avec l’imprimerie, les images que véhiculent les écrans, massivement, interviennent de façon plurielle dans les activités intellectuelles, pas seulement envers la mémoire, et, insidieusement, elles parviennent à modifier en profondeur les rapports au discours, à l’écrit et à la connaissance, à la fois en bien et en mal. Ce qui ne s’était pas produit avec l’imprimerie. Celle-ci, au contraire, a même fortement contribuer à faire de l’écrit un moyen d’émancipation et d’accès à la connaissance de plus en plus universel, devenu en quelques siècles pratiquement incontournable. Or, en quelques décennies, sans contester ouvertement à l’imprimerie le statut acquis, donc de façon très insidieuse, dans un mouvement fortement initié par la télévision, l’image de conception photographique et les écrans ont déjà introduit beaucoup de désordre dans cette démocratisation de la maîtrise du discours écrit. Pourtant, d’autre part et de façon incontestable, associés au discours, images et écrans se sont imposés comme des outils capables d’élargir les champs d’investigations et d’accroître les pouvoirs des activités intellectuelles de façon exponentielle, se rendant absolument indispensables. Nous devons donc considérer, et c’est un euphémisme, qu’ils n’ont pas encore apporté à l’humanité tout ce qu’elle était en droit d’en attendre. Voilà la réalité, dont la face la plus obscure semble échapper non seulement à la communauté éducative, mais, aussi, à une grande partie de la société, intellectuels et scientifiques compris. Car, en fait, les usages de l’image de conception photographique, quels qu’ils soient, reposent encore sur des conceptions un peu trop simplistes de son fonctionnement. Les conséquences de cette situation me paraissent importantes. Voilà une série d’hypothèses que je propose de développer de façon explicite, pour arriver à la conclusion dont nous pouvons subodorer sans peine le contenu, dès maintenant : ne faut-il pas, aussi, apprendre à regarder et à utiliser la télévision et, surtout, ses images ? Ne serait-ce pas une proposition un peu plus réaliste que celle, de toute façon très peu écoutée parce que pratiquement inaudible, qui consiste à dire ou à laisser entendre qu’on peut s’en passer, que le peuple peut s’en passer?

 

 

Renvois :

1 - Je n’ignore pas que l’église l’a fait, pour des raisons politico-religieuses. Mais les raisons mises en avant par ceux qui prônent le rejet de la télévision sont totalement différentes, au moins en apparence.

 

2 - Voir, éventuellement, « Petite poucette » de Michel Serres – Editions Le Pommier. Cependant  Michel Serres n’est pas le seul à avoir développé ce thème.

 


 

Avec le terrorisme de nouveaux arguments contre la modernité, la télévision, les autres écrans, et leurs images apparaissent. Sont-ils réalistes ? Acceptables ?

 

         Cependant, après les drames que nous venons de vivre, avant d’entrer dans le vif du sujet, nos interrogations préliminaires sur la place de la télévision et des écrans dans nos vies ne peuvent s’arrêter là.  Cette question d’une éducation aux nouveaux médias paraît effectivement importante, même très importante. Pourtant, selon les sensibilités, elle peut sembler sujette à discussion. Pour certains toute forme d’éducation aux nouveaux médias est inutile. En effet, je l’ai déjà dit, pour des raisons éducatives concernant plutôt les enfants, ceux-là prônent leur rejet pur et simple. Or, avec les évènements dramatiques de cette d’année 2015 nous voyons poindre d’autres raisons de s’interroger. Elles existaient avant 2015, mais, surtout pour nous français, cette année elles sont devenues plus pressantes. Pour l’immense majorité des gens, les écrans, et notamment la télévision, apportent en moyenne plus de satisfaction que le contraire. C’est ce que j’ai laissé entendre dans la première partie de cette introduction. Mais n’ont-ils pas, aussi, comme nous pouvons maintenant le penser, une part de responsabilité dans l’origine d’évènements tels que ceux dont nous venons de souffrir cruellement : les attentats de Paris en janvier et en novembre 2015 ? Ou dans le crash de l’A 320 de la Germanwings ? Maintenant que nous connaissons les raisons de cet accident, que nous savons que le copilote voulait que le monde entier connaisse son nom et qu’il avait des tendances suicidaires. C’est bien parce qu’ils connaissent notre dépendance aux nouveaux médias, que les terroristes, actuellement ceux du Moyen Orient, et parfois des fous, les utilisent pour diffuser leurs messages de haine et de terreur pour les premiers, ou de mal-être pour les autres. Lorsque les terroristes font circuler des vidéos, ils appuient leurs messages sur des images et des sons. Et la plupart des chaînes d’information des pays occidentaux, pour des raisons de déontologie, n’en présentent que des versions allégées, surtout dans les images. Donc, à priori, les images seraient bien au centre de cette question de la responsabilité éventuelle des nouveaux médias dans l’évolution du terrorisme, sous ses différentes formes, et son internationalisation. A moins que ce soit notre façon de les recevoir et de les interpréter ? Car ce que nous voyons, pour l’immense majorité d’entre nous, ce ne sont pas les faits eux-mêmes, réellement, mais une représentation de ces faits par des images et des sons à travers les reportages, surtout par une catégorie très particulière d’images, conçues comme des empreintes et perçues comme des preuves. Et c’est peut-être bien par là que le problème se complique.

         Ajoutons à cette interrogation que, chronologiquement, le terrorisme tel qu’il sévit actuellement n’est pas né avec les nouveaux écrans, l’informatique, internet et les réseaux sociaux. C’est avec la télévision qu’il semble avoir opéré sa mutation, lorsqu’elle était encore seule à pouvoir diffuser des vidéos, des images et des sons. La mutation du terrorisme international était techniquement achevée, lorsque les nouveaux écrans et les réseaux sociaux sont venus lui donner encore plus d’ampleur, en y ajoutant notamment une possibilité d’échange rapide entre ses acteurs. Mais ils n’en sont pas à l’origine. Je pense que l’attentat de Munich en 1980 marque le début de cette mutation, une des premières manifestations fortes du terrorisme dans l’aire de l’image. Alors, maintenant, exprimons clairement la question qui se cache derrière cette remarque. La télévision peut-elle être à l’origine de la mutation du terrorisme vers sa violence et sa cruauté actuelles ? C’est une question qui, j’en suis sûr, à l’occasion de ces drames, est venue effleurer la plupart d’entre nous, à un moment ou à un autre, avec plus moins d’insistance, sous cette forme ou sous une autre. Pour lui donner une réponse, je crois qu’il faut d’abord préciser en l’affirmant sans nuance que ce n’est pas la télévision qui a engendré l’islamisme radical et sa volonté de détruire. C’est évident, mais c’est important de le souligner, ou plutôt de le rappeler puisque tous les médias l’ont déjà dit et redit. Voilà un premier aspect de notre réponse clair et net. Mais ne l’a-t-elle pas incité à mettre en scène sa violence pour un public immense, aux yeux du monde entier ? Car il apparaît que les terroristes utilisent les écrans de deux façons différentes. D’une part, ils réalisent eux-mêmes les vidéos, telles qu’ils souhaitent qu’elles soient présentées : des vidéos d’exécutions pour terroriser et d’autres sur la vie dans les territoires occupés pour recruter. D’autre part, ils utilisent tout simplement ce que savent faire les médias : informer. Et ce sont, en fait, les médias eux-mêmes qui donnent de la puissance à leur message de terreur, selon les lieux et les formes de leurs actions. Finalement, la question serait plutôt de savoir si la télévision n’a pas engendré une nouvelle forme de violence dans les manifestations du terrorisme? Or, à cet égard, la télévision est certes un outil d’information absolument révolutionnaire parce qu’il repose de façon massive sur l’image et s’installe dans les foyers en imposant sa présence, mais elle n’est qu’un moyen d’information parmi les autres, qui vient s’inscrire dans l’évolution historique de leur développement. Donc pour valider notre question il faudrait d’abord se demander si l’écriture, le dessin, la peinture n’ont pas, eux aussi, au cours de l’histoire, engendré de nouvelles formes de violence. Nous savons déjà que certaines interprétations des textes religieux ont été, et sont actuellement, (nous sommes particulièrement concernés), des sources de violence, toutes religions confondues. Mais la question posée concerne plus particulièrement le mode de communication, le comment pas le pourquoi. Autrement dit elle concerne l’utilisation qui est faite des modes de communication disponibles mais pas les raisons de communiquer. Pour celles-ci nous avons déjà répondu. Elles se situent entièrement dans une interprétation particulière, un détournement, des textes religieux, parfois politiques, associée à des contextes nationaux, locaux ou géopolitiques souvent dégradés, mais dans laquelle le mode de communication dominant n’est absolument pour rien, que ce soit aujourd’hui la télévision et les écrans avec des images, ou par le passé l’écriture, le dessin et la peinture. Ce sont donc les pouvoirs de ces modes de communication qui deviendraient des sources d’inquiétude. Les pouvoirs de la télévision sont effectivement importants. Mais l’évolution des modes de communication et, globalement, de leur pouvoir relève de la modernité et participe activement à son développement. Elle répond à des besoins humains. Ainsi, au fil du temps, des découvertes et de cette évolution, les modes de communications s’entrecroisent, sont interdépendants et, dans leur maîtrise, ils deviennent indissociables. Les grandes étapes de cette évolution sont d’abord l’apparition de l’écriture, puis celle de l’imprimerie et enfin, globalement, celle de l’image de conception photographique, de la télévision et des autres écrans. Dans une logique de développement historique elle s’est fortement accélérée au cours des dernières décennies, disons depuis un peu plus d’un siècle. Une accélération qui, malheureusement, semble prendre de court l’humanité, notamment dans ses gouvernances et l’éducation des citoyens. Donc répondre par l’affirmative à une telle question serait remettre en cause l’ensemble de la modernité dans tous ses aspects, c’est-à-dire d’abord dans ce qui la caractérise d’un point de vue technologique et lui permet d’évoluer, puis dans ce que les technologies modernes apportent aux modes de vie et, finalement, à l’accroissement du sentiment de liberté par rapport à des concepts de vie totalement archaïques. Car les technologies modernes ont démocratisé les pratiques culturelles, de façon importante, comme celle du dessin et de la musique particulièrement visées par les deux vagues d’attentats. Elles ont démocratisé la consommation et la façon de consommer, particulièrement visée par le mitraillage des terrasses des brasseries parisiennes. Et, donc, par incidence,  répondre par l’affirmative à la question de savoir si la télévision n’a pas engendré une nouvelle forme de violence dans les manifestations du terrorisme serait aussi contredire une grande partie de ce que j’ai déjà écrit pour défendre la modernité. Reconnaître aux nouveaux médias une pareille responsabilité serait particulièrement passéiste et, surtout, aurait vraiment quelque chose de malsain. Une telle reconnaissance serait aussi liberticide que de considérer que les journalistes de Charlie Hebdo ont une part de responsabilité dans ce qui s’est passé à Paris en janvier, dans ce qui leur est arrivé. Que les consommateurs assassinés aux terrasses des brasseries parisiennes sont morts parce qu’ils aimaient vivre, boire, manger. Que les personnes assassinées au Bataclan sont mortes parce qu’elles aimaient la musique. Autrement dit ce serait accepter cette logique de terreur et, pratiquement, donner raison aux terroristes. Le problème, dans sa réalité, est que la modernité évolue vite et que, d’une part l’éducation des citoyens aux besoins qu’elle engendre, d’autre part la gouvernance des états, comme celle du monde, s’adapte beaucoup trop lentement à cette évolution pour pouvoir la contrôler efficacement et éviter ses dérives, ses emplois pour terroriser, les plus terribles et les plus fréquents, mais aussi parfois par des fous pour se faire connaître et se venger, ou plus banalement à caractère maffieux. 

         J’ai entendu un expert du terrorisme parler « d’une économie des médias » que les groupes comme l’Etat Islamique maîtriseraient parfaitement. Il existe effectivement une économie des médias mais dire que les terroristes la maîtrisent parfaitement me paraît bien trop vague pour définir ce qui se passe réellement. Pointons du doigt le véritable problème. Ces gens savent surtout comment fonctionne l’ensemble formé par la télévision et les images qu’elle véhicule. Avec les nouveaux médias l’image est au centre de la communication. Il est possible qu’en refusant son pouvoir d’appropriation pour des raisons culturelles ils se soient placés en observateurs, (ce n’est de ma part qu’une hypothèse sans grande importance). Les occidentaux, par contre, se sont progressivement abandonnés à une dépendance aux nouveaux médias, notamment à la télévision et à ses images. Mais, en fait, ce n’est pas cette dépendance qui me paraît faire problème. De façon générale l’intégration d’un facteur de modernité dans les modes de vie crée inévitablement de la dépendance. Nous avons cédé avec la même facilité à d’autres facteurs de la modernité, comme, par exemple, l’utilisation des calculatrices, dont il devient difficile de se passer. A cet égard, l’ancien enseignant de mathématiques que je suis, et qui, pourtant, malgré l’âge, maîtrise encore bien le calcul, l’utilise, même assez souvent. D’où une dépendance s’associant à un mode de vie, comme, par exemple, éviter de perdre du temps dans des activités vraiment stériles. Je n’ai pas choisi cet exemple au hasard. Il est particulièrement explicite et j’établirai d’autres parallèles entre la question de la télévision et celle des calculatrices, qui se présentent comme un autre facteur important de modernité. Le problème est que nous nous sommes abandonnés à toutes ces dépendances, de façon innocente, dans une vigilance très insuffisante, sans prendre le moindre recul, sans chercher à anticiper l’avenir. Pour les calculatrices nous n’avons pas su voir qu’une bonne maîtrise du calcul restait une exigence forte pour plusieurs raisons importantes, dont nous verrons certaines au cours du développement de notre hypothèse. Avec la télévision une catégorie très particulière d’images est entrée massivement dans nos vies. Nous n’avons pas su repérer et contrôler leurs effets. Les problèmes s’associant à ces deux facteurs de modernité montrent bien que, dans l’ensemble des pays concernés, c’est en fait l’éducation, à travers la formation de base et même la formation continue, qui n’est pas à la hauteur des exigences de la modernité. Nous devons rattraper ce retard. Concentrons nous à nouveau sur la question des médias. Je suis donc convaincu que pour comprendre ce phénomène de dépendance et les mécanismes de leurs effets, que les terroristes savent déjà trop bien exploiter, nous devons nous intéresser essentiellement et surtout en premier à la télévision, parce que c’est avec elle que les images sont entrées en force dans nos espaces de vie.

 

         En quelques décennies, avec les écrans, notre conscience d’être des citoyens du monde  s’est fortement développée; plus ou moins involontairement peut-être, mais cette évolution me paraît positive, nettement positive. Cependant cet effet des nouveaux médias est-il suffisamment fort pour faire accepter que des terroristes et des dépressifs suicidaires, des fous, puissent s’en emparer pour faire passer leurs messages ? Un tel statu quo est-il acceptable ? Alors que faire ? Je l’ai déjà dit, certains suggèrent  de rendre nos postes de télévision, de les jeter par la fenêtre ou les descendre à la cave. Une proposition simpliste, qui me paraît relever d’abord de ce qu’on appelle communément la politique de l’autruche, ensuite d’une forme d’hypocrisie car ils savent parfaitement qu’ils ne seront pas entendus, qu’ils ne peuvent pas être entendus. La télévision existe, elle appartient à la modernité, quel que soit ce que nous pensons d’elle, de ce qu’elle véhicule, de la façon dont elle est utilisée. Et cette proposition d’évitement s’appuie sur des arguments que le peuple, dans son immense majorité, ignore ou ne comprend pas car, de sa place, ils sont incompréhensibles. La réalité est là. Nous devons faire avec. Alors je considère que la solution passe par une éducation dont il faut définir les objectifs et la mise en oeuvre. A ce stade de notre réflexion, j’ai parfaitement conscience que ce qui peut être attendu d’une éducation des téléspectateurs sur la volonté des terroristes de « jouer » avec la sensibilité des citoyens du monde civilisé paraît, a priori, plutôt incertain, notamment à court terme. Je propose tout de même d’examiner comment fonctionnent les images véhiculées par les écrans, à l’égard de nos sensibilités, de nos mémoires, de nos pratiques intellectuelles. Nous verrons après. De toute façon nous n’avons pas le choix. Le statu quo est intenable. Il faut avancer, et pour avancer, il faut comprendre ce qui se passe.

 

Après cette première partie, avec ses différents aspects, je pense que pour être examiné sereinement notre problème doit être sensiblement dédramatisé. Nous allons donc maintenant sortir le plus possible de l’évocation des évènements de l’année 2015 et des généralités pour entrer dans des considérations progressivement beaucoup plus techniques sur la télévision et ses images, en commençant par un énoncé des données de notre problème, tel qu’il se pose.


L’énoncé du problème en
cinq données fondamentales, suivi de quelques précisions sur l’étude proposée

 

 

         Depuis que la télévision existe, elle est sous le feu de la critique. Tout a été dit ou presque. Elle a surtout été présentée, de façon récurrente et parfois avec beaucoup de virulence, comme un danger pour les enfants. Ce qui sous entend, évidemment, qu’elle devrait avoir des conséquences, sur leur avenir, leur future vie d’adultes. Elle a bien aussi été parfois présentée directement comme un danger pour les adultes, mais avec nettement moins de conviction. Or, maintenant, justement, à l’égard des adultes, il faut prendre conscience que la télévision existe depuis plusieurs décennies, plus d’un demi-siècle. Elle est apparue en France dans les années 30, pour 30 minutes d’émission par jour, après 20 h, ne concernant qu’une centaine de récepteurs. La création de la première chaîne date de 1949, elle concernait environ 3000 récepteurs. Les programmes ont commencé à s’étoffer dans les années 50, et, enfin, c’est surtout dans les années 80, qu’elle est venue envahir véritablement les espaces de la vie familiale et intime, 24 heures sur 24. En 2015, la proportion d’adultes de moins de 40 ans, à deux ou trois ans près, ayant beaucoup regardé la télévision quand ils étaient jeunes risque donc d’être particulièrement importante. Et même leurs aînés de 10 à 20 ans ont souvent passé déjà beaucoup de temps devant la télévision. Dans les années 60 et 70 le nombre de chaînes, de programmes, et d’heures de diffusion étaient nettement plus réduits que maintenant, mais la télévision était déjà très attractive et présente dans beaucoup de foyers.

         Moi-même, j’ai longtemps conseillé aux parents de mes élèves de ne pas les laisser regarder la télévision, au moins pendant les jours de classe. Et, avec le temps, j’ai du, finalement, me rendre à l’évidence : de telles recommandations sont, pour la majorité des familles trop difficiles à suivre, et elles ne sont pas suivies. La réalité est là. Il ne faut pas se voiler la face. Est-ce parce qu’elles sont considérées comme des marottes d’intellectuel épris de l’écrit et du discours? C’est possible, mais très marginalement. Car des intellectuels reconnus, se présentant eux aussi comme des défenseurs de l’écrit et du discours, des chercheurs, des psychologues, des médecins, des enseignants ont aussi pris sa défense, et ils continuent, sans être tous « vendus » à un système ultralibéral, donc avec des arguments sincères et sérieux. Aujourd’hui, avec des réserves et des arguments très personnels, je suis plutôt de ceux-là. La télévision véhicule incontestablement des informations dont il est difficile de se passer. En fait, pour les parents, et l’ensemble de la société, la question n’est pas simple, vraiment pas simple. Et il est beaucoup plus facile d’adhérer aux thèses des défenseurs de la télévision qu’à celles de ses détracteurs, malgré les inquiétudes qu’elle peut susciter. Alors ces derniers ont parfois tenté quelques coups de force en utilisant, par exemple, le style pamphlétaire. Où en est-on maintenant ? Peut-on esquisser un bilan de la situation et dire comment les discours des uns et des autres ont été entendus, éventuellement suivis d’effets ? Cela me paraît très difficile, voire impossible et sans grand intérêt. Mais nous avons, malgré tout, quelques certitudes qui émergent. Et pas des moindres ! Nous savons notamment, qu’en moyenne, aussi bien les enfants que les adultes, passent de plus en plus de temps devant les récepteurs dédiés à la télévision et qu’ils la regardent aussi sur les nouveaux écrans. Pour les adultes, il se produit même un glissement, au moins partiel, du temps de travail, lorsqu’il se réduit, vers les loisirs consacrés au petit écran. Que faut-il en penser ? Que les experts prônant l’évitement ne sont pas écoutés ? Nous le savons déjà. Leurs arguments sont inaudibles. Alors que faire ? Personnellement, je considère que cette question est maintenant très compliquée et qu’une remise à plat du problème permettrait d’y voir un peu plus clair. Commençons donc par énoncer ses données fondamentales, celles liées au contexte actuel, de façon à savoir par quel bout le prendre. Elles sont indissociables et l’ordre dans lequel je les présente ci-dessous n’a donc pas vraiment d’importance.

         Première donnée, fondamentale : la télévision est avant tout faite d’images. Si la télévision ne permettait que de diffuser des discours, même en associant (une supposition qui peut effleurer) une forme écrite à leur forme orale, elle ne présenterait pas plus d’intérêt que la radio. Or, en pratique, cette association entre les deux formes du discours serait impossible sans l’intervention de la photographie. En fait, sans l’image, sans la photographie, la télévision n’aurait pratiquement aucune raison d’exister, (en supposant que techniquement elle puisse exister, ce qui n’est pas sûr). Une vérité qui me paraît incontestable. Mais, je pense qu’une démonstration est nécessaire. Considérons donc qu’elle n’est pas brutalement tombée du ciel. La genèse des écrans a une histoire et nous devrons commencer par justifier cette première donnée en rappelant quelques points d’histoire. Ensuite, pour aborder la question de ses effets, comme nous voulons le faire, en mettant à jour les principaux facteurs de son emprise sur les individus, sur l’ensemble de la population, il faudra justement chercher à connaître la nature et le fonctionnement médiatique de ses images ; une étape particulièrement importante.

         Deuxième donnée fondamentale : certains pensent qu’avec la prolifération des écrans la question de la télévision serait aujourd’hui dépassée. C’est complètement faux. Au contraire, les programmes conçus pour la télévision se répandent maintenant sur tous les écrans. De façon plus générale c’est d’abord pour l’écran de cinéma, à usage collectif, puis pour l’écran de télévision, à usage beaucoup plus individuel, que les plus gros efforts de conception ont été faits, et pour lesquels il a fallu inventer. Maintenant, pour les nouveaux écrans il suffit le plus souvent d’adapter. Et, je le répète, toutes les enquêtes révèlent que les enfants, comme les adultes, regardent toujours au moins autant la télévision sur les postes individuels ou collectifs du foyer familial, malgré leur intérêt pour les nouveaux écrans : ordinateur, téléphone, tablettes et  jeux vidéo. Et, en plus, ils la regardent aussi sur ces nouveaux écrans.

         Troisième donnée fondamentale : la télévision produit des effets, sur les enfants et sur les adultes. C’est encore incontestable. Il faut l’admettre, mais pas comme une fatalité. Par contre les recommandations des uns et des autres sur les conduites à adopter pour éviter, surtout aux enfants, de subir ses effets sont, elles, fortement contestables, pour ne pas dire absurdes ou, parfois, même ridicules. Elles ne rencontrent qu’une adhésion insignifiante. Ce que j’ai lu ou entendu, et que j’ai déjà partiellement évoqué, relève trop souvent d’un simplisme effarent. Selon le sens commun, ses effets concerneraient plutôt l’éducation de façon générale. Or de très nombreuses enquêtes, effectuées sur des populations importantes d’enfants et d’adolescents, montrent que les apprentissages scolaires sont aussi fortement concernés, notamment celui de l’écrit et du discours. Et aucune, absolument aucune, ne montre le contraire. Elles ne peuvent être contestées et traduisent bien une réalité. Au passage, je souligne à nouveau cette différence très importante entre les pouvoirs de l’imprimerie et ceux des écrans : ces derniers ont donc, selon les enquêtes en question, fortement tendance à détourner de l’écrit et du discours, alors qu’au contraire, l’imprimerie a eu, et a toujours, tendance à rapprocher de l’écrit. Mais ces enquêtes, celles qui concernent les apprentissages scolaires, ne rencontrent qu’un écho très faible dans la société. De quoi s’interroger ! Dans le monde actuel, notamment, est-il possible de séparer l’éducation, considérée dans sa globalité, des apprentissages scolaires fondamentaux? Pour moi, non, et je le dis avec force ! Tout en reconnaissant, avec autant de force, aux familles et à l’école des domaines de compétences très distincts. Alors, pour essayer d’expliquer ce phénomène, je suppose d’abord que dans l’inconscient collectif la télévision est récréative et semble donc ne pouvoir relever que des compétences de la famille. Ainsi, reconnaître à la télévision une prééminence de ses effets sur les apprentissages scolaires, par rapport à ses autres effets sur l’éducation des jeunes, serait en même temps reconnaître à l’institution scolaire un nouveau droit de regard sur ce que les enfants font ou ne font pas à la maison. Et je suppose donc aussi que les familles qui réagissent de cette façon sont surtout celles qui, pour des raisons souvent idéologiques ou religieuses, refusent d’accorder du crédit à des enquêtes qui pourraient dissimuler une volonté d’élargir les pouvoirs de l’institution sur l’éducation des enfants. Il faut se réveiller, se secouer un peu, et sortir des débats et des combats du 20ième siècle. L’environnement des enfants a fortement changé. Ce qui engendre à l’égard des apprentissages scolaires des problèmes totalement nouveaux. Ces enquêtes, dont le caractère scientifique est facilement vérifiable, visent à mettre, éventuellement, en évidence des problèmes dont on a suspecté préalablement l’existence par l’observation. Elles ne dissimulent aucune idéologie. Et dans l’intérêt des enfants, écartons enfin les considérations d’un autre âge pour laisser un peu de place à ce que la recherche scientifique peut apporter aux formations intellectuelles et surtout aux apprentissages scolaires fondamentaux. Comme pour la médecine, par exemple. Mais, ceci étant dit, je sais aussi avec certitude que les recommandations faites aux parents, sur la base de ces enquêtes, sont surtout beaucoup trop difficiles à suivre et que, pour cette raison, elles peuvent paraître finalement peu crédibles et inciter à l’attentisme. Je dis bien les recommandations, pas les enquêtes elles-mêmes. En fait, j’accorde beaucoup plus de crédit à cette hypothèse qu’aux précédentes. Effectivement, je pense que les soi-disant experts qui, jusqu’à présent se sont penchés sur la question, le plus souvent en multipliant les confusions sur le fonctionnement de ses images, se sont alors, eux-mêmes abandonnés à des interprétations idéologiques un peu trop faciles. Finalement, la situation est très complexe, et il paraît difficile d’expliquer sociologiquement pourquoi, en moyenne, les enfants regardent toujours plus la télévision, malgré les discours des experts qui, depuis plusieurs décennies, recommandent inlassablement aux parents de limiter le plus possible le temps que leurs enfants passent devant son écran, et, même, le plus souvent de leur l’interdire totalement.

         Mais, en fait, certainement de façon surprenante, je vais maintenant trancher carrément. Car, malgré ces quelques hypothèses pour tenter d’expliquer partiellement le phénomène, je considère que la responsabilité de l’échec scolaire imputé à la télévision, et je pense qu’il est important à tout point de vue, incombe surtout à l’institution scolaire et non aux parents. J’ajoute encore que l’institution est doublement fautive : jusqu’à présent non seulement elle a laissé les effets négatifs de la télévision sur les apprentissages scolaires fondamentaux se développer librement, mais, en outre, elle n’a pas su permettre aux enfants de bénéficier de son potentiel éducatif, qui est pourtant bien réel, important. Cette double faute a une seule origine : la méconnaissance du fonctionnement particulier de ses images. Cependant, ces hypothèses m’ont tout de même permis d’avancer quelques vérités concernant, plus généralement, les rapports de beaucoup trop de familles avec l’école. Elles correspondent bien à une réalité que j’espère limitée car infiniment dangereuse, d’abord pour les enfants concernés ensuite pour toute la société. La volonté de préserver des choix idéologiques ne doit pas engendrer une peur panique, jusqu’à refuser, simplement par prudence ou au nom d’un principe de précaution, l’apport de la recherche scientifique à la pédagogie, qui, elle, tend justement grâce à cette recherche à perdre vraiment tout caractère idéologique.

         Mais nous traiterons en temps voulu l’aspect de la question concernant les apprentissages scolaires. Je veux d’abord souligner que le sens commun a orienté trop vite, et de façon quasiment exclusive, la question des effets de la télévision vers l’éducation, donc vers les enfants. Ce qui, finalement, prête à penser que les adultes ne sont pas concernés. C’est faux ! Je rejoins maintenant la position d’Alain Bentolila sur cette question, mais par une approche différente. La télévision n’est pas qu’un objet récréatif, qui, donc, selon des lieux communs trop répandus serait, a priori, inoffensif pour les adultes. Pour moi elle peut être incontestablement un outil éducatif très performant, mais, pour cela, il faut en connaître le fonctionnement, notamment celui de ses images. Car elle présente effectivement des dangers, pour tous, pour les adultes comme pour les enfants. Des dangers que tous les adultes doivent donc connaître. A leur égard il n’est évidemment pas question d’en appeler à une intervention des pouvoirs publics, comme pour l’école. Ils doivent simplement, être informés, savoir à quoi s’en tenir. Et, pour cela, je m’autorise une comparaison, qui n’est peut-être pas franchement à la hauteur du problème mais qui mérite tout de même d’être notée pour faciliter sa perception : nous allons voir qu’elle est à la connaissance, à l’histoire, à la pratique de l’écrit et du discours assez proche de ce que la prise de médicaments délivrés sans ordonnance et de compléments alimentaires est à la santé. Dans les deux cas, même si un contrôle rigoureux par des experts n’est pas nécessaire, l’usage requiert un minimum de connaissances, de savoirs, d’éducation, d’intelligence et de maîtrise. (En ce qui concerne la télévision ce contrôle serait évidemment une censure intolérable). Or, et c’est un des aspects fondamentaux de notre problème, les effets de la télévision sont, eux, vraiment insidieux, contrairement à ceux des médicaments et des compléments alimentaires, pour lesquels les risques en cas d’abus sont prévisibles, décrits sur les notices d’utilisation et vite sensibles. Il est donc très difficile d’en prendre conscience par soi-même ; d’autant plus difficile que les discours sur la question donnent dans le simplisme. Le problème, dans sa globalité, est donc d’abord de faire connaître ses effets et de laisser les adultes en tirer les conséquences, ensuite d’adapter la formation initiale et la formation continue à ses intrusions parasitaires et même trop souvent destructrices dans les procédures intellectuelles.

         Quatrième donnée fondamentale, elle rejoint la précédente. J’ai déjà noté, mais j’insiste car il faut vraiment que toute la société en prenne conscience, qu’il y a maintenant parmi les adultes, jeunes et même d’âge mûr, une fraction importante, peut-être une forte majorité, qui a beaucoup regardé la télévision, lorsqu’ils étaient enfants et adolescents. Peuvent-ils, par eux-mêmes, en évaluer les conséquences sur leur parcours personnel, d’abord scolaire, ensuite professionnel et enfin leur insertion sociale ? Je dis bien par eux-mêmes, car une évaluation externe honnête me paraît totalement impossible. J’ai vraiment des doutes. Je ne vois pas comment un adulte pourrait, dans la situation actuelle, en examinant toutes les causes probables d’échec scolaire qu’il a du affronter, à la fois nombreuses et très imbriquées, dire, avec certitude, que s’il avait moins regarder la télévision il aurait une vie professionnelle, culturelle et éventuellement sociale meilleure que celle qu’il a, comme certains intellectuels tentent de le faire croire dans une démarche totalement irresponsable. Car, je répète aussi que si des enquêtes statistiques révèlent que la télévision détient une part de responsabilité très sensible, voire importante, dans l’échec scolaire, pour moi, cette question ne peut être dissociée de l’action de l’école, qui, pendant que l’image de conception photographique, avec d’autres technologies, entraient massivement dans les foyers, a vraiment fait, exactement le contraire de ce qu’elle aurait du faire pour lutter contre leurs effets et, ainsi, elle en a fortement amplifié les conséquences. En plus, si, d’un côté, la télévision produit des effets négatifs, ce qui est certain, d’un autre côté, même si, par rapport à ce qu’il est permis d’en attendre, actuellement elle le fait mal, elle apporte aussi des connaissances et participe, sous certaines conditions, à l’intégration sociale, ce qui est tout aussi certain bien que difficile à mesurer. J’ai effectivement été conduit à constater, à travers mes contacts avec les parents de mes élèves et les observations de mes collègues, que l’absence de poste de télévision dans le foyer était, autant pour les enfants que pour les parents, beaucoup plus souvent un facteur d’isolement que d’intégration. Un isolement qui trop souvent prend par la suite un caractère chronique. Il est évident que l’absence de télévision dans le foyer n’est certainement jamais à lui seul responsable de ce glissement vers l’isolement qui, de façon générale, est toujours le produit d’un enchevêtrement de facteurs d’origines diverses. Mais, tout incite à modérer nos positions envers la télévision car le rejet pur et simple et les censures excessives peuvent être incontestablement un facteur de régression, donc un danger. D’autre part, il ne faut pas oublier que l’association de l’image de conception photographique et de l’écran, que la télévision a fait entrer massivement dans nos vies, est un outil d’investigation intellectuelle. Associé à l’écrit, il peut être extrêmement puissant et il est impératif de s’y initier, assez tôt. C’est un outil complexe dont nous observerons le fonctionnement en étudiant ses interventions dans les procédures intellectuelles. Dans l’immédiat, c’est-à-dire dans la situation actuelle, nous voyons déjà, avant d’entrer dans des développements plus précis, qu’aucun adulte ne peut sérieusement évaluer les effets de la télévision sur son propre parcours, et, par exemple, en tirer des conséquences individuelles pour ses enfants.

         Cinquième donnée fondamentale, particulièrement importante, et que, pourtant, certains soi-disant experts ne veulent pas voir : la télévision appartient incontestablement à la modernité, comme tous les écrans. Je le dis et je le redis. Elle a participé et elle continue de participer avec force à la construction et à l’évolution de cette modernité. Elle permet de se divertir, mais aussi de s’informer et d’apprendre, même si, dans la situation actuelle, il est effectivement permis d’en attendre autre chose, c’est-à-dire beaucoup mieux, à tout point de vue, en apprenant simultanément à contrôler ses effets et à l’utiliser intelligemment. Il est donc complètement utopique, j’ai même encore envie de dire complètement aberrent, de prétendre qu’un individu intégré dans le monde moderne peut s’en passer, ou l’éviter. Il faut donc apprendre à l’utiliser. Il paraît maintenant évident que les problèmes qu’elle engendre ne sont pas dus à son existence et à sa présence dans les lieux de vie, mais à une absence d’éducation et de formation.

 

         La question de la télévision reste donc un problème sérieux, vraiment sérieux, qui, à propos de certains documents très critiques à son égard, ne peut être traitée dans un style pamphlétaire, avec des propos excessifs, qui décrédibilisent tous ses aspects scientifiques. La caricature et les sciences ne font pas bon ménage. Cette question est extrêmement complexe, et un peu d’imagination dans la saisie et l’examen de tous les facteurs qui font sa complexité, et ils sont nombreux, semble nécessaire, notamment pour éviter de l’enfermer dans une spécialité ou dans une autre. Justement, à ce propos, les statistiques fournissent des informations incontestablement essentielles mais évitons de faire de la science statistique une véritable religion. Enfin je pense qu’il faut aussi garder un peu de modestie dans l’énoncé des conclusions.

         Pour des raisons semblables, c’est-à-dire pour conduire un examen aussi serein que possible de notre hypothèse, j’éviterai d’évoquer les drames que nous venons de vivre. Ils sont suffisamment présents dans nos pensées pour que les rapprochements se fassent sans être trop soulignés.

 

         Dans un travail de recherche sur l’école et la télévision3, j’ai déjà émis l’hypothèse que l’image de conception photographique, en pénétrant massivement nos espaces de vie quotidiens, véhiculée d’abord par la télévision puis par l’ensemble des écrans, avait engendré une profonde modification des rapports à l’histoire. Elle n’était présentée qu’accessoirement et peu développée, puisque ce travail ne concernait que les enfants et les effets de la télévision sur les apprentissages scolaires. Or, justement, après les évènements du mois de janvier 2015, encore une fois, l’école s’est retrouvée sous le feu des projecteurs. On a effectivement beaucoup parlé d’histoire, de morale, d’éducation civique et citoyenne. Et la ministre de l’Education Nationale a même émis l’idée qu’une éducation aux médias était devenue nécessaire. Enfin, dans cette cacophonie,  un peu de bon sens ! Pour moi, toutes les réactions entendues çà et là traduisent un malaise dont les origines sont diverses et confuses, mais ne relèvent pas d’une réflexion méthodique. Par exemple, à l’égard de l’éducation, globalement, les orientations actuelles vont, pour moi, dans le bon sens, mais elles me paraissent n’être qu’une superposition de petites mesures très insuffisantes. Il y manque des liens et des fondements conceptuels forts, d’un point de vue pédagogique. Elles sont trop conçues comme des réactions intuitives aux critiques des uns et des autres. Or, l’ensemble des difficultés que rencontre notre école me paraissaient depuis longtemps avoir un facteur commun dominant : les rapports à l’écrit des enfants ne sont plus les mêmes qu’il y a quelques décennies, et, chronologiquement, leur transformation a commencé avec l’entrée massive de la télévision dans les foyers. Il faut donc être conscient que, maintenant, elle concerne une fraction importante de la population adulte. Avec le temps le problème a changé de dimension.

         L’hypothèse énoncé ci-dessus se présente effectivement comme une généralisation des effets des écrans sur les différentes couches générationnelles de la population : les enfants, les adolescents et les adultes. Je l’ai déjà noté avec insistance et regret, la question des effets de la télévision, telle qu’elle a été traitée par les experts jusqu’à présent, ne concerne pratiquement que l’éducation des enfants au sein de la famille, celle des adolescents et, seulement parfois, beaucoup plus modestement, les apprentissages scolaires. Ce qui me paraît un non-sens. Aux hypothèses que j’ai déjà proposées sur l’attitude des familles face à ce problème, j’ajoute qu’il est aussi possible que la réalité de ces effets soit de façon générale plutôt admise, mais sans que les mécanismes soient connus ; et finalement les effets en question sont acceptés comme une fatalité! C’est donc dans cette ignorance que se situe le fond du problème. Qu’en reste-il lorsque les jeunes concernés sont devenus adultes ? Et les adultes qui, enfants, notamment en raison de leur âge, ont réellement pu échapper aux effets de la télévision, c’est-à-dire surtout les plus âgés déjà adultes dans les années 70 et le début des années 80, sont-ils éventuellement concernés ? En fait j’ai déjà répondu globalement à toutes ces questions en énonçant ma principale hypothèse, puisque je considère qu’au cours des trois ou quatre dernières décennies la télévision a engendré une profonde transformation des rapports à l’histoire sur une fraction très importante de l’ensemble de la population adulte actuelle, sans distinction d’âge. Pas seulement en France, évidemment. Une transformation qui se situe dans une continuité et dans une cohérence, l’une et l’autre absolument parfaite, avec les effets produits sur les enfants. C’est donc  cette hypothèse que je propose d’étudier en passant par toutes les étapes nécessaires.

         Encore quelques mots sur la démarche proposée. Nous allons donc examiner avec une certaine minutie, et sans aucune exclusive concernant la population, la question des effets de la télévision en mettant en avant, dans l’hypothèse proposée concernant la transformation des rapports à l’histoire et à la connaissance, que ce sont ses images, parce qu’elles sont majoritairement de conception photographique, qui ont engendré cette transformation. Je qualifie de longitudinale (ou linéaire) cette approche parce qu’elle consiste à suivre la trajectoire des effets de l’image de conception photographique et de la télévision sur toute sa longueur, après avoir cerné son point de départ, par différence avec les approches classiques, que je qualifie de transversales : les unes ciblent les séries, d’autres la violence, d’autres la téléréalité, d’autres la publicité, …  Elles saisissent les émissions de télévision dans leur globalité en fonction de leur genre et des sujets présentés, et, finalement, ne tiennent pas compte de la nature des images. L’image de conception photographique se situe donc au centre de mon hypothèse, quelle que soit l’émission considérée: actualités, documentaires, film de fiction, …. Je dois aussi rappeler que dans les dessins animés, où elle n’est pas directement présente à l’écran, elle est tout de même devenue au fil du temps une référence essentielle, et qu’elle participe aussi à leur réalisation et à leur conception en tant qu’outil de reproduction. Or dans la quasi-totalité des études sur la question, c’est-à-dire toutes celles que je connais, le fonctionnement, très particulier, de l’image de conception photographique n’est jamais mis en avant. Je pense qu’en fait il est très mal connu parce qu’on a pas su, à temps voulu, reconnaître sa présence et ses effets derrière l’écran de télévision. Avant d’entrer dans le vif du sujet, il me paraît donc impératif d’écarter quelques ambiguïtés et des lieux communs totalement erronés. Mon hypothèse appelle donc des éclaircissements préliminaires importants, d’abord relevant de l’histoire des écrans, dans une sorte de genèse, ensuite des sciences et des techniques concernées, de façon très générale, et, enfin, plus particulièrement, de la sémiotique ; tout ceci pour comprendre les principes fondamentaux de son fonctionnement médiatique et de ses interventions dans les procédures intellectuelles. Nous pourrons ensuite entrer dans le vif du sujet en examinant les causes et les mécanismes de cette évolution des rapports à l’histoire, pour découvrir, que, finalement, en raison de la nature même de l’image de conception photographique, elle n’est pas surprenante, elle était même prévisible. Nous n’avons donc pas su anticiper et, à cet égard, la responsabilité de l’école et des intellectuels est extrêmement lourde, notamment celles des experts reconnus, qui ne sont en fait que de soi-disant experts. Nous verrons donc, en même temps, les conséquences directes, et bien réelles, sur les enfants, les adolescents et les adultes. Nous constaterons enfin qu’aux effets directs de l’image s’ajoutent ceux des programmes de télévision dans lesquels le brassage des émissions documentaires, des actualités et des fictions entretient d’importantes confusions dont il faudra évaluer les conséquences réelles. En conclusion nous aborderons rapidement les incidences, éventuelles, de ces nouveaux rapports à l’histoire sur l’emploi, la vie sociale et … politique.

         Une dernière remarque pour clore cette partie. Les questions soulevées ici ne concernent pas que la France. Les autres pays développés ne peuvent pas être épargnés, et ils ne le sont pas. Cependant, en France la crispation autour des questions scolaires dominées par des conceptions ultraconservatrices, inspirées par la réussite surfaite et beaucoup trop idéalisée de l’école d’autrefois, rend le phénomène plus sensible. Or les évaluations sont là. L’école française est devenue la plus élitiste de toutes les écoles des pays développés. Les conséquences culturelles, sociales et économiques de cet élitisme exacerbé sont de plus en plus sensibles. En fait, ce n’est pas la volonté de continuer à former une élite de haut niveau, qui fait problème, mais que notre système éducatif abandonne dans la médiocrité intellectuelle une fraction de la population chaque année plus importante, que l’élite ainsi formée soit de plus en plus restreinte et que sa formation soit, en fait, de plus en plus mal adaptée au monde actuel. Les réformettes qui permettent de prendre un peu mieux en considération les individualités devant les apprentissages scolaires vont évidemment dans le bon sens. Mais elles n’aboutiront à rien, ou pratiquement à rien, si tous les facteurs qui entretiennent ou font ces individualités ne sont pas connus et pris en compte. Les effets de la télévision  sont un de ces facteurs, un des plus importants.

         A propos de l’école comme de l’avenir de notre pays, je ne viens donc pas, avec ce travail, conforter les thèses déclinistes et conservatrices mais au contraire proposer une raison d’espérer, avec la volonté d’entrer réellement dans la modernité, des deux pieds, en faisant enfin ce qu’il faut pour cela. Il faut bien, effectivement, constater que depuis environ quatre décennies, l’école est un perpétuel chantier de réformes, ce qui n’empêche pas son efficacité de se dégrader de façon continue. De quoi désespérer ! A moins d’envisager d’autres solutions en élargissant sérieusement le champ des hypothèses.

 

Renvois :

3 - Titre du texte : « SUR L’ECOLE ET LA TELEVISION ». Sur le site « http://www.robertchieze-education.com

 


Quelques éclaircissements préliminaires
et des outils pour comprendre

 

1 – Les écrans : un peu d’histoire

 

                  Les notions de photographie et d’image de conception photographique, expression que j’ai déjà employée dans les pages précédentes à propos des images de la télévision, paraissent à priori très proches, cependant, nous devons examiner avec un peu plus de précision, que ce que les mots utilisés laissent supposer, si elles se confondent vraiment, ou, éventuellement, comment elles se situent l’une par rapport à l’autre. Ensuite, sachant que l’apparition de la photographie date de la première moitié du 19ième siècle, pourquoi ses effets ne sont sensibles que maintenant ? Un rappel de quelques points d’histoire à propos de la photographie et des écrans me paraît donc indispensable pour rétablir des vérités très simples, qui semblent pourtant s’être un peu trop éloignées des mémoires. Cet éloignement ou quasi effacement ressemble beaucoup à ce qui s’est produit pour la maîtrise des nombres et du calcul après l’arrivée des calculatrices, avec des conséquences très graves sur l’enseignement des mathématiques. A l’égard de certaines technologies faisant la modernité, notamment de la photographie et tous ses prolongements, l’informatique et le numérique ont eu jusqu’à présent, une fâcheuse tendance à perturber la connaissance de l’histoire des sciences et des techniques, exactement comme les calculatrices ont fortement perturbé l’apprentissage, la connaissance et la maîtrise des nombres et du calcul, que beaucoup trop d’enseignants, de parents et de jeunes ont cru pouvoir plus ou moins oublier. La question n’est pas anodine. Les diverses conséquences de cette imposture, celle d’avoir cru que l’informatique, le numérique, le digital, pouvaient permettre d’oublier la place, le rôle et le pouvoir de l’image de conception photographique, présentent à l’égard des rapports à la connaissance en général pratiquement le même degré de gravité que ce qui s’est produit avec les calculatrices dans l’enseignement des mathématiques, pour lequel, année après année, des statistiques viennent sans cesse mettre à jour un effondrement de son efficacité. Une prise de conscience de l’intérêt d’une bonne maîtrise du calcul, une maîtrise adaptée à la modernité, semble s’être enfin enclenchée. Ce n’est pas encore le cas pour l’image de conception photographique.

         Les écrans, de quoi parle-t-on ? Il est particulièrement facile d’en dresser une liste reprenant la chronologie des apparitions: cinéma, télévision, ordinateur, téléphone mobile, et enfin tablette tactile. Et immédiatement une première remarque s’impose : pourquoi la calculatrice moderne, qui possède bien elle aussi un écran comme celui des téléphones mobiles, n’y figure pas ? N’y figure jamais, ici comme dans bien d’autres études. Tout simplement parce que la calculatrice ne sert pas vraiment à montrer des images, et elle en est écartée, le plus souvent de façon inconsciente, parce qu’elle ne sert à afficher que des courbes mathématiques et des graphiques qui n’appartiennent pas à la même catégorie que l’ensemble des images véhiculées par les autres écrans, notamment par la télévision. Ceux qui nous intéressent, parce qu’ils semblent être à l’origine de problèmes d’éducation et de société totalement nouveaux, sont donc les écrans sur lesquels se reproduisent des images au sens général, sans exclusive, mais, en fait, majoritairement de conception photographique. Et il n’est donc pas nécessaire qu’ils soient connectés. Ainsi les nouveaux écrans qui s’accrochent aux murs du salon, à la place des tableaux, et permettent de passer en boucle les vidéos et les photographies de famille sont aussi concernés. Cette liste, en rappelant la chronologie des apparitions, laisse aussi supposer que les écrans n’existent et n’ont eu, au moment où ils sont apparus, de raison d’exister, puis de s’imposer et de s’implanter dans le paysage médiatique, que parce que la photographie existait déjà. Pourquoi ce retour en force vers la photographie? D’abord parce que les images mobiles qui apparaissent sur le premier des écrans cités ci-dessus, celui du cinéma, sont produites par des séries de photographies conçues pour restituer le mouvement, et il n’a pu exister que parce que la photographie existait déjà. Ensuite parce que la photographie s’est très vite imposée comme un moyen facile et rapide de fabriquer des images, de produire massivement des images. Enfin parce que les images de conception photographique possèdent de façon générale un pouvoir attractif exceptionnel, un véritable pouvoir de captation, que la mobilité rend encore plus fort. Voilà des vérités que beaucoup trop de soi-disant experts des écrans ont tendance à oublier, fascinés par la modernité, notamment par le numérique dans son ensemble, certains de façon béate, et d’autres, à l’opposé, de façon particulièrement inquiète. Comme d’autres l’ont été par les calculatrices, pour lesquelles la béatitude a largement pris le pas sur l’inquiétude. Tous semblent négliger un peu trop vite que l’image de conception photographique est à l’origine de la présence massive des écrans dans notre environnement, et que la connaissance de son fonctionnement est absolument indispensable pour comprendre leurs effets. Comme d’autres ont oublié que la numération est à l’origine des mathématiques et que sa maîtrise est absolument indispensable à leur apprentissage. En étant plus bref mais plus clair, j’ajoute que si la photographie n’existait pas les écrans n’auraient aucune raison d’exister.  Une démonstration me paraît nécessaire.

         Pour comprendre posons-nous quelques questions. Bien que dans les salles de cinéma actuelles, en se modernisant, les techniques de présentation des films se soient fortement rapprochées de la télévision, le cinéma est apparu bien avant la télévision et, aujourd’hui, il évoque plutôt le passé. Mais les concepts qui, vers la fin du 19ième siècle, ont fondé son invention sont restés les mêmes, ils n’ont pas été modifiés par la modernisation. Rappelons donc brièvement ce qu’est le cinéma. Etymologiquement le mot évoque le mouvement, et il désigne justement le procédé qui permet de restituer le mouvement par un défilement rapide de photographies fixées sur support transparent, un défilement en général supérieur à 12 images par seconde. En dessous de 8 images par seconde le mouvement reste saccadé, à moins de 4 images par seconde les images peuvent presque être perçues séparément. Car notre oeil a besoin d’un peu de temps pour séparer les images (d’un temps en général supérieur au quart de seconde). Ce phénomène était déjà connu avant l’invention du cinéma. On savait produire des effets d’animation avec des dessins, pouvant s’apparenter à des séquences très courtes de dessin animé, pour des spectacles vraiment confidentiels. Les séquences restaient très courtes car la reproduction des dessins était difficile. C’est encore la photographie en tant qu’outil de reproduction qui, plus tard, a permis de réaliser de véritables dessins animés. Pour le grand public, le cinéma est donc une invention révolutionnaire car avec la restitution du mouvement le spectacle produit se distingue franchement des représentations statiques traditionnelles auxquelles il avait accès jusqu’alors. Mais les images utilisées sont des photographies ; et dans la séquence cinématographique elles conservent rigoureusement le même statut d’empreinte lumineuse. Leur fonctionnement médiatiquement, que nous allons examiner dans la deuxième partie de ce chapitre, est rigoureusement le même. Le cinéma met donc en œuvre des photographies. Dans ses différentes spécialités, il est toujours fait de photographies et il n’existerait pas sans la photographie même lorsque le film est un dessin animé. Ajoutons encore pour être complet que la vidéo appartient au domaine du cinéma.

         Dans notre liste des écrans, aujourd’hui, selon le sens commun, le cinéma, paraît plutôt relever du passé et perdurer comme un héritage. Effectivement, après l’entrée massive de la télévision dans les foyers un grand nombre de salles a disparu, et, bien que la télévision ne puisse pas se passer de ses créations, le cinéma s’est trouvé économiquement en grande difficulté. Et il a eu vraiment besoin des aides publiques pour survivre. Nous allons donc l’isoler de ce qui, d’un point de vue technologique, semble faire la modernité, la télévision et le numérique4, et aborder le problème à la charnière entre les deux. Première question : chronologiquement l’apparition de la télévision aurait-elle pu précéder celle du cinéma, tel qu’il a été inventé ? D’un point de vue scientifique et technique il est très difficile de répondre de façon négative. Même s’il est impossible d’imaginer une télévision sans cinéma, et sans image de conception photographique, on peut éventuellement penser à des inventions conjointes. Alors, en attendant, disons peut-être. Car je rappelle ce que j’ai déjà écrit et que je répèterai encore: malheureusement, avec l’électronique, l’informatique et le numérique, pour le commun des mortels, aujourd’hui, tout semble possible malgré la réalité de l’histoire. Bien que, et c’est encore pire, je crois plutôt qu’il s’abandonne à la facilité et ne se pose jamais de question de ce genre. Il faut reconnaître cette situation, l’admettre. Mais évidemment sans arrière pensée. Je n’en ai aucune en écrivant ces lignes. Car le problème est effectivement complexe, très complexe. Voyons donc si quelques précisions peuvent nous aider.

         En son temps, vers la fin du 19ème siècle, l’invention du cinéma, comme celle de la photographie un demi-siècle plus tôt, a été rendue possible d’abord par la chimie, puis par la physique (en particulier l’optique), et enfin par l’ingéniosité des mécaniciens dans la conception des automatismes. C’est surtout la chimie qui, au début du 19ième siècle, a enfin permis d’enregistrer et de fixer les images qu’on savait déjà faire apparaître furtivement dans des appareils souvent très volumineux construits sur le modèle de la  « caméra obscura » de Leonard de Vinci, sans être capable de les « retenir ». Ensuite, dans la deuxième moitié du 19ième siècle, d’abord l’invention du procédé négatif-positif permettant de reproduire à l’infini un même et unique cliché, puis son perfectionnement jusqu’à autoriser la prise de vue en pose courte, vont finalement conduire à l’invention du cinéma. Cette invention et son perfectionnement relèvent toujours, l’un et l’autre, essentiellement de la chimie. Ainsi, jusqu’à l’apparition récente du numérique, les avancées qui ont permis l’invention, le perfectionnement et la diffusion massive des matériels et des produits pour la photographie et le cinéma ne relèvent que des sciences et des technologiques classiques, comme l’optique, l’électricité, la mécanique, la chimie, la métallurgie, … Au passage, je crois bon de rappeler, que, même dans le monde actuel c’est la métallurgie qui fournit encore une partie importante des matériaux dont les technologies les plus avancées ont besoin, (par exemple, elle conçoit et élabore les alliages de métaux qui entre dans la construction des meilleurs appareils photo, notamment les plus performants), et la mécanique qui permet de fabriquer les petites pièces constituant ces technologies. Mais, bien sûr, l’invention de la télévision, notamment, est due d’abord aux avancées de la physique et plus particulièrement de l’électronique. Aujourd’hui, depuis deux ou trois décennies, le numérique a pris la place de la chimie autant dans la photographie que dans le cinéma, mais, et ce constat est extrêmement important, en conservant les avancées fondamentales dues à la photographie argentique. On a cru pouvoir les oublier, mais elles sont incontournables. Et, effectivement, je constate que les fondamentaux de la photographie (les questions de sensibilité, d’optique, d’ouverture du diaphragme, de vitesse, de profondeur de champ, … de cadrage, d’éclairage, de luminosité, …, de composition), ont retrouvé récemment une partie de la place qu’ils avaient perdue dans les revues et les ouvrages d’initiation ou de formation, après avoir été considérée pendant quelques années comme totalement obsolètes. Alors qu’avec le numérique tout semblait nouveau, les professionnels et les amateurs un peu curieux ont fini par constater que les notions de base acquises et théorisées avec l’argentique s’imposaient toujours et restaient en fait indispensables. La photographie de famille et de souvenir, était déjà devenue progressivement de plus en plus facile avec l’argentique. Le numérique a poussé cette évolution pratiquement à son terme. Mais, je le répète, les photographes curieux se sont assez vite heurtés aux limites de cette facilité qui, en fait, n’est qu’apparente, et présente même d’un point de vue culturel un caractère pervers. Ainsi, tous ces fondamentaux dont le commun des mortels peut maintenant se passer dans sa pratique de la photographie et de la vidéo, n’ont, effectivement, rien à voir, mais absolument rien à voir, avec l’électronique, l’informatique et le numérique. Ils se sont imposés au fil du temps, de l’expérience, de l’histoire, et ils étaient déjà entièrement acquis avant l’arrivée de la télévision. Ils ne sont pas tombés du ciel brutalement. La science et la technologie n’auraient pas pu les reconstruire instantanément pour les besoins de cette invention nouvelle qu’était, en son temps, la télévision, qui, donc, en conclusion, n’a pu voir le jour qu’au terme d’une longue série de découvertes dont la photographie est à l’origine. L’histoire ne se refait pas !  Par la suite, dans les appareils modernes, un capteur numérique est venu prendre la place de la pellicule argentique. L’empreinte est ensuite numérisée pour être enregistrée. C’est beaucoup, en apparence. C’est effectivement une avancée très importante, d’un point de vue pratique, notamment pour la photographie et la vidéo populaire, mais à l’égard des fondamentaux c’est vraiment très peu. En apparence, et vraiment en apparence, l’exigence en termes de connaissances spécifiques, de savoirs et de savoir-faire a véritablement fondue comme neige au soleil. Le travail, qui se faisait avant en laboratoire, est maintenant effectué très rapidement par des composants électroniques et des ordinateurs sur lesquels l’amateur, et même le professionnel, semblent pouvoir se reposer entièrement, au moins dans la pratique quotidienne de la photographie et de la vidéo. Eh oui, car, maintenant, même pour les amateurs, la facilité, l’autonomie, et des prix de revient très modulables permettent une pratique quotidienne de la photographie avec des sujets très variés. Ce n’est pas un regret, bien au contraire. Mais cette situation est particulièrement perverse car la boîte noire conserve, en fait, toutes ses exigences fondamentales.

         Notons pour finir, même si ça n’a pas beaucoup d’intérêt, que, dans la foulée, la télévision est entrée elle aussi dans l’aire du numérique.

         Alors je repose maintenant ma question de façon sensiblement différente, pour résumer le problème : l’électronique et le numérique auraient-ils permis d’inventer la photographie puis le cinéma si la chimie, la physique, les sciences et des recherches technologiques anciennes ne l’avaient déjà fait ? Autrement dit avec l’électronique et le numérique l’histoire aurait-elle pu s’écrire de façon différente ? Non ! De façon catégorique. Nous venons de le démontrer. C’est évident ! D’un point de vue scientifique. Finalement, à la lumière des précisions précédentes l’électronique et le numérique n’ont éliminé que la chimie et le caractère mécanique de la gestion des automatismes. D’un point de vue scientifique et technique, la chronologie des découvertes conserve donc toute son importance. Cependant, dans le monde actuel, le numérique exerce une véritable fascination. Je sais, je me répète, et j’ajoute encore: il semble vraiment  posséder tous les pouvoirs, notamment celui de tout reconstruire, de tout réinventer et de tout accélérer, malgré les évidences scientifiques, malgré l’histoire. Supposons donc que la réponse fournie par l’examen du cheminement scientifique et technique des découvertes ne soit pas suffisante pour convaincre, et cela surtout pour se donner une bonne raison d’aborder le problème autrement, d’une façon nettement moins scientifique mais, en fait, beaucoup plus simple, claire et nette pour tous: supposons que l’invention de la télévision ait réellement précédé celles du cinéma et de la photographie. Autrement dit, tentons d’imaginer dans le passé, ou éventuellement dans un autre monde, une télévision sans images, en supposant que ce soit possible. (Je dis bien totalement sans image car il ne faut pas oublier que la photographie est un outil indispensable pour toute reproduction, comme, par exemple, la réalisation d’un dessin animé, bien que ses images relèvent du dessin et non de la photographie, que pour montrer un dessin ou un tableau de peinture sur un écran il faut le filmer ou le photographier). Mais alors quel serait l’intérêt de cette télévision, notamment  par rapport à la radio ? Très faible pour ne pas dire nul. Une télévision sans image n’est pas une télévision ! Une fois de plus l’histoire ne se refait pas. Prolongeons encore notre raisonnement. Les écrans ne sont vraiment apparus au grand public qu’avec le cinéma. Mais, je le répète, le cinéma ne peut pas exister sans la photographie. Il est fait de photographies et le numérique n’y change absolument rien. Donc sans la photographie la télévision ne serait pas véritablement la télévision et la présence éventuelle des écrans dans le paysage médiatique ne serait absolument pas ce qu’elle est. Ils n’auraient pas les mêmes raisons d’exister et leur présence serait finalement très proche de celle des calculatrices, qui, je le rappelle, selon le sens commun, n’entre pas dans la liste des écrans. C’est donc la photographie qui se situe à l’origine des écrans et derrière eux. C’est elle qui fait leur pouvoir actuel. Pour être encore plus précis, j’ajoute que l’expression « monde de l’image » employée couramment pour évoquer le monde actuel, celui des écrans, est, bien sûr, parfaitement exacte, mais elle prête à confusion. Car ce monde de l’image, tel qu’il est, ne doit rien à la peinture ou au dessin, puisque un tableau de peinture ou un dessin doit être photographié ou filmé pour être montré sur un écran.

         Mais, même si les écrans n’ont de raison d’exister que parce que  l’image de conception photographique existait déjà bien avant eux, il y a incontestablement une participation réciproque au développement de leurs pouvoirs individuels. Car c’est avec les écrans, parce qu’ils lui ont permis de franchir un seuil de pénétration, que sa présence est devenue quasi permanente dans les espaces de vie, pour les enfants comme pour les adultes. Ainsi, sans les écrans, c’est-à-dire sans l’électronique et le numérique, l’image de conception photographique n’aurait pas pu envahir les espaces de vie et sa présence ne serait pas aussi forte. Elle serait restée relativement marginale, entreposée sur les étagères, enfermées dans les salles spécialisées. Mais, à travers les écrans, l’image de conception photographique ne devient pas une image classique comme la peinture ou le dessin. La télévision, les écrans, l’informatique et le numérique ne changent pas son fonctionnement médiatique, très différent de celui des autres images. C’est donc elle qui, en fait, se situe à l’origine de leurs effets, notamment à travers la télévision et ses programmes.

         Même si parfois j’ai pu donner l’impression de couper les cheveux en quatre, je pense que cet exercice d’imagination et de réflexion, assez proche   d’une démonstration mathématique, était absolument nécessaire pour ramener un peu de réalisme. J’ai le sentiment que la modernité a engendré une tendance populaire à refaire inconsciemment l’histoire, (nous ne sommes pas encore dans le vif du sujet, mais ce rapprochement avec l’hypothèse à développer n’est pas sans intérêt). Trop de soi-disant experts ont donné leur point de vue sur la question des écrans en négligeant son aspect fondamental : ils n’ont pu vraiment exister que parce que la photographie existait déjà, avant eux, et, finalement, ils sont pour elle un vecteur de pénétration extrêmement puissant. Voilà pourquoi sur la question des écrans nous devons d’abord nous intéresser à l’image de conception photographique et à son fonctionnement médiatique. A la télévision, le premier écran venu s’installer dans notre environnement, c’est elle qui produit la trame de fond des effets et leur donne une constance forte à travers toutes les émissions, quelle que soit leur nature.

         Cependant une précaution sémantique est nécessaire. Bien que le besoin de définir cette notion soit récent, l’image de conception photographique est, évidemment, née avec l’invention de la photographie entre 1816 et 18515. Mais au niveau de la représentation, dans la photographie elle-même, l’immobilité s’est très vite imposée comme une caractéristique forte donnant à ses images un statut culturel propre, (et la situant à tord, à partir d’observations qui me paraissent un peu simplistes, plus proche de la peinture que du cinéma). Alors, dès qu’elle permet de restituer le mouvement, surtout pour évoquer de façon générale les images du cinéma, de la télévision et des écrans, nous utiliserons le plus possible, comme je l’ai déjà fait, l’expression « image(s) de conception photographique » plutôt que le mot « photographie(s) ». Un concept plus global, qui convient aux images fixes comme aux images mobiles et permet d’éviter les ambiguïtés. Malgré cette précaution sémantique, d’un point de vue scientifique et technique la majorité des images qui apparaissent sur nos écrans ne peuvent fonctionner médiatiquement que comme des photographies. En outre, je répète avec insistance, que la présentation sur ces écrans d’images qui ne sont pas de conception photographique (celles dont l’élaboration relève techniquement du dessin ou de la peinture, comme les dessins animés), et aussi de façon générale leur conception, s’effectue malgré tout par l’intermédiaire de la photographie en tant qu’outil de reproduction ou de représentation.

  

         Toujours selon des considérations relevant de l’histoire nous devons maintenant examiner avec un peu plus d’insistance pourquoi les effets de l’image de conception photographique ne sont sensibles que depuis quelques décennies, alors que, je le rappelle, son apparition date de la première moitié du 19ième siècle. Il faut savoir que la photographie elle-même est restée longtemps une activité de studio car le matériel nécessaire, lourd et volumineux, n’était pas facile à déplacer et à utiliser6. En fait, pour faire court et aller à l’essentiel, nous dirons que sa diffusion par la presse papier n’a véritablement pris son essor qu’après la première guerre mondiale, presque un siècle après son invention, avec la croissance spectaculaire de la presse écrite et surtout illustrée, en nombre de titres et de lecteurs. Or, cette croissance de la presse écrite n’a fait que suivre le développement, effectivement très rapide après la première guerre mondiale, du photojournalisme, qui, lui aussi, à son tour, n’a été possible que grâce à l’évolution technologique très importante des appareils de prise de vue et de la chimie. En effet c’est seulement au début des années 20, du 20ième siècle, que sont apparus les premiers appareils au format 24 x36, (dimensions du négatif en mm), ceux qui ont fait le bonheur des grands noms de la photographie de reportage : Henry Cartier-Bresson, Willy Ronis, Robert Doisneau, Robert Capa, …  En plus, la photographie diffusée par la presse papier ne s’imposait pas au regard de façon presque constante. Ce qui, en fait, est toujours vrai et le sera toujours. Elle a plutôt tendance à  rester dans les tiroirs ou sur les étagères. Avec le cinéma, malgré son développement spectaculaire après le deuxième conflit mondial, avant l’arrivée massive de la télévision, la présence de l’image de conception photographique est, certes, devenue un peu plus importante mais seulement pour une partie de la population, essentiellement urbaine, quelques heures par semaine, et elle ne venait pas encore s’imposer de façon quotidienne dans les espaces de vie familiaux. Je considère donc que c’est avec la télévision, et notamment par sa présence particulièrement forte dans nos espaces de vie quotidiens à partir des années 80, éventuellement 70, donc avant que le numérique n’y trouve lui aussi sa place, que l’image de conception photographique a commencé à produire des effets, de plus en plus sensibles, et a finalement généré les importantes transformations dans les rapports du peuple à l’histoire que je propose d’examiner ; et à mon avis, elles concernent maintenant une très large majorité de la population. Nous pouvons aussi noter que dans d’autres pays, comme les Etats-Unis, l’équipement en téléviseurs s’étant fait plus tôt et plus rapidement, le seuil de pénétration culturelle évoqué ci-dessus a très certainement été franchi dans les années 60-70. Les autres écrans ont incontestablement encore accru sa diffusion, mais sans vraiment accélérer, ni modifier d’une façon ou d’une autre cette évolution, qui, finalement, à mon avis, doit être attribuée essentiellement à la télévision. Sa présence, aujourd’hui, ne progresse peut-être plus beaucoup. Elle n’a, tout simplement, plus de raison de progresser parce que la saturation est pratiquement totale. Mais elle semble s’être durablement installée à ce niveau très élevé.

 

Renvois :

4 - Cependant, dans les salles dites de cinéma, aujourd’hui, les modes de présentation des films sont techniquement plus proches de la télévision ou de la vidéo que du cinéma tel qu’il a été inventé à la fin du 19ième siècle.

 

5 - 1851 est l’année qui a vu la reconnaissance du procédé négatif-positif attribuée à l’anglais William Henry Fox Talbot, (bien que le français Hippolyte Bayard ait déjà présenté un procédé très proche au cours de l’exposition universelle de 1848).

 

6 - Une petite anecdote, pour illustrer ce qu’était la photographie à ses débuts : avant d’engager les transformations de Paris auxquelles son nom est attaché, le baron Haussmann préfet de la Seine de 1853 à 1870,  en a fait réaliser des photographies. Les rues y apparaissent étonnamment désertes. Pourquoi ? Parce que les temps de pose nécessaires étaient encore tellement longs que les passants pouvaient traverser et même longer les rues en ne laissant, éventuellement, que des traces peu visibles lorsque qu’ils prenaient vraiment tout leur temps. Il n’est pas difficile d’imaginer le matériel nécessaire.

 

 


2 - L’image de conception photographique,
son fonctionnement médiatique,
ses interventions dans les activités intellectuelles
et encore un peu d’histoire

 

         Pour 99,99 … % des gens les connaissances relatives à l’image de conception photographique sont extrêmement réduites, et cela quel que soit son espace d’expression : galerie, cinéma, vidéo, télévision… Tout ce qui concerne sa réalisation, et, surtout, son fonctionnement médiatique, son intervention dans les activités intellectuelles et l’histoire de ses techniques a toujours été une boîte noire. Avec la modernité, l’informatique et le numérique, la boîte noire est devenue franchement opaque. Aujourd’hui, l’utilisation des appareils de prise de vue destinés au grand public, tant en photographie qu’en vidéo, ne requiert pratiquement plus d’habileté ni de savoir spécifiques. Avec les images de conception photographique tout le paradoxe est là : alors que leur réalisation, leur fonctionnement médiatique et leurs interventions dans les activités intellectuelles relèvent de processus extrêmement complexes tout le monde peut en faire et, aujourd’hui, elles s’étalent de partout. C’est, en fait, le paradoxe de la modernité poussé à l’extrême. Une situation vraiment perverse. En préliminaire, il me paraît donc absolument nécessaire de rappeler encore quelques fondamentaux de façon à écarter les lieux communs erronés et surtout … les fantasmes. 

Quelques notions très élémentaires de sémiotique.

         Dans les pages précédentes, à propos de l’image de conception photographique j’ai déjà utilisé par deux fois le mot « empreinte ». L’emploi de ce terme n’est pas anodin. Il se justifie parfaitement par les définitions élémentaires de la sémiotique.

         Au début du 20ième siècle Charles Sanders Peirce, inventeur de la sémiotique, a défini une fois pour toute trois niveaux de représentation.

         Le premier est celui des index ou indices, c’est-à-dire celui des « signes » qui se réalisent par connexion physique avec ce qu’ils représentent, comme l’empreinte d’une chaussure dans la boue. Un niveau de représentation donc très primaire. C’est celui de toutes les empreintes, et les images de conception photographique sont des empreintes. Selon le classement effectué par Charles Sanders Peirce, lui-même, confirmé ensuite par Roland Barthes et d’autres sémiologues, elles ne peuvent appartenir qu’à ce premier niveau.

         Le deuxième niveau est celui des icônes, auquel appartiennent la peinture, le dessin, la sculpture. Même lorsqu’il s’inspire directement de la réalité physiquement présente devant lui, une personne, un objet, un paysage,  l’artiste examine son sujet, le mémorise, souvent détail par détail, et en réalise méthodiquement une interprétation nécessairement personnelle puisqu’elle dépend de sa vision, de sa mémoire, de son cerveau et de son habileté manuelle. C’est lui qui réalise la représentation, dessine les contours, choisit les couleurs, commet éventuellement des oublis, volontaires ou non.

         Le troisième niveau est celui des symboles, celui des « signes » qui sont associés à ce qu’ils représentent, ou désignent, par l’intermédiaire d’une convention. Les lettres, les mots, les phrases, les nombres, … sont des symboles. Ils désignent et prennent du sens par le biais d’une relation conventionnelle, qui ne peut être connue que si elle a été apprise, et non par une ressemblance.

         Au regard de la réalisation technique, la charge intellectuelle portée par les icônes est plus forte que celle portée par les images de conception photographique, comme par ailleurs la charge manuelle. Et, de la même façon, la charge intellectuelle portée par les symboles est encore plus forte que celle portée par les icônes. Ce sont les pratiques culturelles qui viennent ou peuvent venir perturber cet ordre initial. Cependant, les photographes ont trop souvent, encore aujourd’hui, beaucoup de peine à l’accepter et à trouver comment donner à leur activité un caractère intellectuel. Pourtant le terrain a été déjà largement défriché et balisé et ce sont surtout les discours qui tardent à s’adapter à la réalité.  

         Voilà donc ce que nous enseigne la sémiotique. Mais pour nous aider à comprendre les définitions et admettre le classement donné je pense que nous avons encore besoin de quelques commentaires.

         Charles Sanders Peirce avait donc déjà classé la photographie dans le premier niveau de représentation. La lumière est effectivement un agent physique et l’image de conception photographique est le résultat d’une connexion, par l’intermédiaire de cet agent physique, entre un « objet » et un matériau sensible à la lumière. Une donnée scientifique qui ne peut être contestée. L’image de conception photographique, d’abord du point de vue de la science et des techniques, ensuite de la sémiotique, n’est donc rien d’autre qu’une empreinte. Mais il est évident que la réalisation de cette empreinte est beaucoup plus complexe que celle d’une chaussure dans la boue. Elle comprend plusieurs étapes, qui, finalement, lui permettent de s’affranchir des contraintes dimensionnelles pesant sur les autres empreintes. Celle d’une chaussure dans la boue, par exemple, conserve trois dimensions qui correspondent rigoureusement à celle de la chaussure. Tandis que l’enregistrement de l’image d’un objet sur un capteur numérique ou une pellicule sensible, autant l’un que l’autre bidimensionnels, s’effectue d’abord par un écrasement qui transforme la perception de la profondeur en illusion, puis, en général, avec une modification importante des deux autres dimensions. Par la suite, cet enregistrement peut être reproduit en formats différents selon les besoins7. Et, il faut ajouter : très facilement, de façon automatisée, en quantité illimitée. Mais malgré cela l’image de conception photographique reste l’empreinte d’un fragment d’espace et de temps réalisée aujourd’hui par le biais d’un capteur sensible à la lumière et d’un processus de numérisation, autrefois par des procédés physico-chimiques, sans que les codes spécifiques8 nécessaires à sa réalisation puissent réellement modifier ce statut.

         Par comparaison avec le peintre, le dessinateur ou le sculpteur, celui qui produit des images de conception photographique abandonne une part très importante de leur réalisation à la technologie, que celle-ci relève de la physique et de la chimie comme autrefois, ou de la physique et du numérique comme aujourd’hui. Dans le reportage, dans la photographie de famille, … et, finalement, dans la majorité des situations, admettons qu’il puisse posséder une maîtrise suffisante dans le choix de l’instant et le cadrage, c’est-à-dire dans le choix du fragment d’espace et de temps. Ce qui, pourtant, n’est pas toujours vrai ; admettons cependant ce premier facteur. Mais, déjà, dès la deuxième étape, la composition, il doit bien s’accommoder de ce qu’il a devant lui. Celui qui veut saisir un paysage ne peut pas, par exemple, couper les arbres qui le gênent ni enlever les fils électriques et les panneaux publicitaires.  Ensuite, dès qu’il a appuyé sur le déclencheur c’est la technologie qui fait l’image. Et il est maintenant parfaitement possible de faire de bonnes photographies sans le moindre apprentissage, sans connaissance spécifique. Les réglages nécessaires, la netteté, la sensibilité, l’ouverture du diaphragme, la vitesse, sont entièrement gérés par des automatismes, désactivables, évidemment, pour ceux qui peuvent s’en passer, mais encore faut-il savoir les désactiver. Je dis souvent qu’avec le numérique le niveau de compétences spécifiques nécessaires à la pratique de la photographie et de la vidéo populaire a atteint le degré zéro. A ce stade de mon exposé j’image sans peine les hurlements des photographes, professionnels et amateurs avertis. Qu’ils prennent patience, je suis un peu des leurs, et je n’ai pas fini. Je veux simplement montrer que par comparaison avec la peinture, le dessin, la sculpture, d’une part, et avec l’écrit d’autre part, où toute création est absolument, intégralement, le produit d’activités intellectuelles et manuelles, où sans un minimum d’habileté manuelle et intellectuelle rien n’est possible, l’image de conception photographique ne peut que relever du premier niveau de représentation, celui des empreintes. Ce qui pourtant ne la dévalorise pas. Même si elle n’est pas directement un produit purement intellectuel, comme l’écrit, ou à la fois intellectuel et manuel comme la peinture, le dessin, et la sculpture, elle le devient finalement par les projets qui justifient sa réalisation et son utilisation. En photographie, au cinéma, à la télévision, on a voulu, à tord, faire de l’image de conception photographique un média, d’une part équivalent et concurrent de l’écrit parce qu’elle se reproduit aussi facilement que l’écriture, et, d’autre part proche de la peinture, car entre son invention et celle du cinéma, donc pendant plusieurs décennies, les images fixes de la photographie elle-même se sont imposées, jusqu’à entrer en concurrence avec la peinture. Un peu simpliste ! Et un vocabulaire complètement déplacé, qui ne fait qu’entretenir des confusions, notamment sur son fonctionnement médiatique, a fini par s’imposer. Reprendre, par exemple, le mot « lecture », déjà utilisé pour l’écrit dans une logique héritée de l’histoire, pour l’image de conception photographique me paraît totalement aberrant, car les procédures intellectuelles mises en œuvre n’ont rien en commun. Des différences fondamentales apparaissent déjà au niveau de la constitution : les images de conception photographique sont faites de plages, souvent polychromes, tandis que les signes écrits sont faits de lignes fines pratiquement toujours monochromes. Dans les procédures d’identification les rapports à la mémoire ne sont donc pas les mêmes. Ensuite, pour l’image de conception photographique, l’identification, éventuelle, et la  reconnaissance, éventuelle, des contenus donnent immédiatement, ou ne donnent pas, à l’existence de l’image un sens dans l’espace où elle est présentée. Cette reconnaissance peut passer par des apprentissages complexes, mais globalement d’ordre culturel, c’est-à-dire ne s’appuyant pas sur des codes spécifiques au média. Par exemple, reconnaître un homme relève d’une expérience banale de la vie. Le référent adhère à l’empreinte. Parfois, reconnaître un personnage historique peut relever de connaissances apprises par ailleurs, par l’écrit, la peinture, d’autres images de conception photographique. Mais la reconnaissance basique n’exige pas d’apprentissages spécifiques. Ce qui n’est pas vrai pour les signes écrits. Identifier un mot et lui donner une signification c’est l’associer à une représentation. Cette association s’effectue par le biais d’une convention et elle repose sur des apprentissages complexes. Cela s’appelle lire. Comment peut-on utiliser le même mot pour des activités aussi fondamentalement différentes ? D’abord, lire ce n’est pas seulement identifier des signes, il faut en même temps les associer à des représentations. Un savoir faire très individualisé qui doit être appris méthodiquement. Alors que, de façon générale, pour reconnaître une personne sur une photographie il n’est pas nécessaire de passer par des apprentissages compliqués. En plus, avec l’écrit, identifier ou reconnaître relève d’une activité spécifique de la mémoire, orientée et volontaire. En dénonçant cette confusion je pense d’abord aux enfants. Elle ne peut que perturber l’apprentissage de l’écrit, notamment lorsque au sein de l’école, elle-même, les mots « lire » et « lecture » sont utilisés pour définir des actes aussi différents. Une telle confusion place surtout un doute sur la connaissance des mécanismes de l’apprentissage de l’écrit. Elle laisse supposer que les personnes concernées les ignorent totalement. Dans le cas des enseignants, c’est vraiment grave. Il y a peut-être derrière l’emploi de ces mots une sorte de sophisme très mal inspiré, encore une fois, par la méconnaissance du fonctionnement de l’image de conception photographique. On peut supposer que, quelquefois, un lapsus est venu flatté l’ego de photographes en mal de notoriété intellectuelle, et qu’ils se sont aussitôt emparé de ces mots. En effet, dans l’histoire des arts la reconnaissance de la photographie s’est faite attendre un peu trop longtemps. Les positions  de Baudelaire et ses échanges avec son ami Nadar ont laissé des traces durables. Cette reconnaissance était encore en débat dans les années 70, il y a seulement quelques décennies. C’est, à mon avis, seulement avec les publications des Cahiers de la photographie et de quelques autres documents importants, entre 1970 et 1985 que le débat a finalement trouvé définitivement son épilogue, en faveur de la photographie9, reconnue enfin comme un art et ses différences affirmées par rapport aux autres arts visuels. En dénonçant cette confusion je pense donc d’abord aux enfants, mais les adultes ne peuvent pas être épargnés. Nous allons en voir les conséquences et tenter de revenir à un peu plus de réalisme en abandonnant quelques simplismes, au moins dans ce travail. 

Et, toujours à l’égard de l’image de conception photographique, avec le numérique, sur quoi porte vraiment la révolution ?

         Malgré le contenu des lignes précédentes, je n’ignore pas, évidemment, les énormes possibilités d’intervention, de transformation, offertes aujourd’hui par l’informatique, notamment avec l’infographie. Elle permet de produire méthodiquement, et de façon relativement facile, des images, qui, tout en conservant toutes les apparences et toutes les caractéristiques de l’image de conception photographique, ne sont plus réellement, dans leur totalité ou partiellement, des empreintes de fragments d’espace et de temps. En effet, au cours des dernières décennies, dans l’expression artistique, la photographie et la peinture semble s’être fortement rapprochées. Mais ce rapprochement mérite  tout de même d’être tempéré. D’abord pour une raison simple,  bien que fortement médiatisé, il est relativement limité en nombre de pratiquants, même au sein de la photographie artistique. Et, ensuite, historiquement, en fait, il n’est pas nouveau. J’ai fait l’apprentissage de la photographie argentique, au cours des derniers mois des années 60 et des premiers mois des années 70, sous l’uniforme militaire, il y a donc un peu plus de 45 ans. J’ai donc d’abord été confronté à des activités de prise de vue et de laboratoire, parfois intenses, très intense : identité, développement, tirage, reportage, classement …, et aux exigences, parfois très pointues, de l’institution militaire. Par la suite, de retour à la vie civile, en tant que photographe amateur, animateur de clubs, formateur, et aussi pour moi-même, je suis sorti des sentiers battus en effectuant des solarisations, des superpositions de clichés, des tirages avec trames, des virages, …10 Aujourd’hui, la photographie semble s’être découvert de nouveaux champs d’investigation, de recherche. Avec le numérique, les photographes amateurs, et même parfois professionnels, qui ont peu ou pas pratiqué la photographie argentique, ont le sentiment de découvrir un univers totalement nouveau. Mais, en fait, ce que le numérique permet réellement de faire reste parfaitement cohérent avec l’histoire de l’image de conception photographique depuis son apparition jusqu’à nos jours. Car, en réalité, ces champs d’investigation qui paraissent révolutionner aujourd’hui la photographie étaient déjà présents dans l’imaginaire des photographes mais difficiles d’accès, et leur ouverture au grand public était attendue avec impatience. Les premiers rapprochements entre la photographie et les autres arts graphiques sont presque aussi anciens que la photographie elle-même. En effet, depuis que la photographie moderne existe, les photographes débutants ont toujours commencé par apprendre à « lisser » leurs images, ne serait-ce, par exemple, qu’en rééquilibrant la densité des lumières11. C’était, et c’est toujours, une condition élémentaire de présentation, de « visibilité », que, pourtant, seules les personnes un peu initiées au laboratoire argentique pouvaient connaître. Je sais par expérience que pour les autres, cette étape, pourtant nécessaire, était difficile à comprendre et à admettre. En outre, n’oublions pas les travaux de Kertész, de Man Ray et, entre les deux guerres, ceux des photographes du Bauhaus : distorsions, solarisations, montages, superpositions, découpages et assemblages de clichés, … Donc dans les espaces d’expression artistiques la révolution du numérique n’apporte pas vraiment de changements importants au niveau des intentions ni même de la qualité des réalisations techniques. Par contre, et bien sûr c’est très important, il rend beaucoup plus facile tout ce que la photographie permet de faire. Disons plus simplement, que les retouches, les montages, les associations de clichés, la solarisation, … c’est-à-dire pratiquement tout ce que, techniquement, Man Ray, les photographes du Bauhaus et quelques autres réalisaient en mettant laborieusement en oeuvre des procédés physico-chimiques compliqués, nécessairement dans un local adapté, un laboratoire fermé et obscur, est maintenant à la portée de n’importe quel amateur un peu motivé, disposant d’un ordinateur et d’une imprimante, installés dans n’importe quelle pièce de l’habitation familiale. Voir une image apparaître dans le révélateur avait quelque chose de magique. Mais réaliser une image vraiment « propre », acceptable dans une galerie d’exposition, était déjà nettement plus difficile, et j’ai vu beaucoup d’amateurs, pourtant motivés, ne jamais y arriver. Alors il fallait effectivement des connaissances, de l’expérience, de d’habileté, de l’imagination, de la ténacité et être assez bricoleur (bidouilleur selon Jean-Loup Sieff) pour réaliser des images comparables à celles des photographes déjà cités. Le numérique a donc rendu tout cela beaucoup plus facile. Il a démocratisé la réalisation de l’image de conception photographique dans toutes ses pratiques. Ce qui se faisait très difficilement en photographie se fait maintenant aussi en vidéo. Et une image de conception photographique nouvelle en apparence a donc très vite envahi les espaces d’expression artistique. A mon avis, pas toujours de façon très justifiée du point de vue de la recherche esthétique. C’est un peu l’effet boomerang de la facilité. Mais, pour un ensemble de raisons sur lesquelles j’aurai l’occasion de revenir, notamment juridiques, donc des raisons qui s’imposent, ce rapprochement n’est vraiment sensible que dans les espaces d’expression artistique. En dehors de ces espaces il s’apparente à un détournement d’images et il est sévèrement sanctionné. De toute façon nous verrons à temps voulu que l’image de conception photographique entretient elle-même son statut d’empreinte.

Conséquences : comment fonctionne médiatiquement l’image de conception photographique et quels sont réellement ses pouvoirs.

        Depuis qu’elle existe la photographie possède un statut de preuve qui apparaît, effectivement, en conformité avec son classement sémiotique dans le groupe des empreintes. Et dans l’immense majorité de ses usages12, institutionnels, sociaux, scientifiques, individuels,…, ainsi que dans l’inconscient collectif, elle possède réellement ce statut de preuve, qu’elle conserve malgré les inquiétudes que suscite à certains égards la vulgarisation des possibilités offertes aujourd’hui par l’informatique et le numérique. Mais, bien que ce statut de preuve soit déjà une conséquence importante de son état physique d’empreinte, il est insuffisant pour définir l’ensemble de ses pouvoirs, et la place qu’elle a prise dans tous les secteurs de l’activité humaine. C’est pourtant toujours de cet état d’empreinte qu’elle tire ses pouvoirs les plus importants, et non d’un rapprochement concurrentiel avec l’écrit, malgré l’usage d’un vocabulaire commun que je considère comme une erreur, encore une fois. 

         Par référence à John Berger13, photographe et écrivain anglais, l’image de conception photographique cite les apparences alors que l’écrit les interprète. Le terme utilisé par John Berger me paraît définir parfaitement ce que permettent de faire la photographie et la vidéo : prélever sur le déroulement continue de la réalité des empreintes d’apparence14 souvent furtives, pour en proposer par la suite des reproductions. En effet, malgré quelques codes, comme ceux de la composition empruntés à la peinture ou au dessin, dans ses usages courants l’image de conception photographique ne peut posséder, ou détenir, ou conserver, en elle-même, qu’un faible pouvoir d’interprétation, d’où, évidemment, son statut de preuve. Comme pour les autres arts visuels ces codes sont évidemment nécessaires pour reconnaître les contenus. Mais, justement, au-delà de ce statut de preuve, sa reproduction particulièrement facile avec la possibilité d’adapter ses dimensions, ce par quoi elle diffère, encore pour quelques années, des autres empreintes tout en restant physiquement une empreinte malgré ces différences, lui confère des pouvoirs énormes. Pour Roland Barthes, sémioticien, l’apparition de ce type d’image est un évènement sans précédent dans l’histoire de l’humanité. En effet, elle n’interprète pas, ou très peu, mais elle permet de déplacer dans le temps et dans l’espace, souvent de déléguer, le travail d’interprétation et de mémorisation que, sans elle, il faudrait faire immédiatement sur le lieu de l’évènement. Je viens de donner là, en quelques mots, en quelques phrases, les clés qui permettent de comprendre les pouvoirs extraordinaires de l’image de conception photographique. Ce qui mérite évidemment quelques explications.

         La peinture, le dessin, l’écriture ont permis, progressivement, de limiter et souvent d’éviter le travail très lourd et parfois inutile de mémorisation. L’homme a su s’en emparer et adapter ses activités intellectuelles pour les rendre de plus en plus efficaces, contrairement aux prévisions des Cassandre en ce qui concerne l’écriture. Beaucoup plus tard, l’imprimerie est venue donner encore plus de puissance, même vraiment beaucoup plus de puissance, aux fonctions de ces trois médias dans les activités intellectuelles, en permettant un véritable partage et une meilleure circulation des connaissances ainsi préservées, une nouvelle révolution, qui, encore une fois, a fait mentir les Cassandre. Mais les tableaux, les dessins, les textes portent en eux les interprétations de leurs auteurs, nécessairement très fortes puisqu’ils sont empreints de leurs cultures, c’est-à-dire de leurs apprentissages, de leurs savoirs et savoir-faire, de leur éducation, de leurs raisonnements, d’une partie de leur vie. Par contre l’imprimerie, en réalité, ne fait pratiquement que reproduire, avec toujours plus de facilité, ce qui a été conçu par l’écrit, la peinture ou le dessin. Or l’image de conception photographique fait beaucoup plus que l’imprimerie. Elle apporte d’abord, elle aussi, je l’ai déjà rappelé, un rôle de mémoire externe, souvent différent et complémentaire, mais elle offre en plus ce pouvoir de reporter ou de déléguer le travail d’interprétation qui se fait, de façon générale, qu’il soit reporté ou non, avec le soutien de l’écrit, du dessin ou de la peinture. J’insiste particulièrement sur le pouvoir de déléguer, car, isolé, il se situe à l’origine des effets qui engendrent l’évolution des rapports à l’histoire que nous allons examiner. (Il s’agit, en fait, d’abord d’une transformation des rapports à l’écrit qui engendre ensuite une évolution des rapports à l’histoire et au savoir). Mais avant, pour être complet je propose une illustration des pouvoirs combinés de « reporter et de déléguer l’interprétation » qu’offre notre image de conception photographique en évoquant ce que la photographie permet de faire, ou ne pas faire, aujourd’hui.

         Le film « Master and commander : de l’autre côté du monde » rappelle avec une assez grande exactitude comment les biologistes travaillaient en 1805, juste quelques décennies avant l’apparition de la photographie moderne. Un vaisseau anglais poursuivi par un corsaire français est contraint à une longue escale dans une rade. Malgré le caractère hostile de la situation, le médecin du bord, biologiste, et un mousse en profitent pour étudier la faune et la flore des terres toutes proches. Que font-ils ? De magnifiques croquis et des descriptions pour, évidemment, conserver le souvenir de cette faune et de cette flore. Et … parce qu’ils n’ont pas d’autres moyens à leur disposition ! Le film met en avant la qualité de ces croquis et de ces descriptions qui s’associent, en même temps, et nécessairement à un travail d’étude important, effectué sur place, un  travail d’interprétation. Le réalisateur s’écarte ainsi, pour notre bonheur, pendant quelques secondes, des scénarios classiques des batailles navales pour nous offrir un plus que je m’empresse de saisir ici. Je regrette qu’il n’ait pas insisté davantage, car il faut effectivement être assez sensibilisé à cette question pour s’en saisir. Mais c’est déjà çà et l’exemple vaut la peine d’être cité. Bien sûr, pour les initiés, notamment les hercheurs, des travaux de ce type sont observables dans les musées et tous organismes chargés d’archiver les documents hérités du passé. Mais à l’égard du grand public, la mise en évidence du travail que les scientifiques devaient faire avant de disposer de l’image de conception photographique est très rare. Je ne sais même pas si tous chercheurs actuels ont vraiment conscience de ce qu’elle leur apporte, de la façon dont elle a transformé leur travail. De nos jours, que font les scientifiques dans leurs recherches sur le terrain, notamment lorsque, pour de multiples raisons, la pénétration sur la zone de recherche est compliquée, qu’elle doit être courte, qu’il faut faire vite? Ils prélèvent des échantillons, quand c’est possible, et, surtout ils font des photographies et des vidéos. Avec les drones, la modernité vient de repousser encore un peu plus loin les limites de leurs investigations. Au passage, notons l’intérêt du numérique, qui permet de vérifier immédiatement la qualité des prises de vues. D’une façon ou d’une autre ils prélèvent donc des empreintes. Evidemment, pour faire ces images de conception photographique ils doivent parfaitement savoir ce qu’ils sont venus chercher, bien posséder leur métier de chercheur. Mais, aujourd’hui, comparativement à ce que devait et pouvait faire le biologiste anglais du début du 19ième siècle dans la fiction prise comme exemple, l’image de conception photographique élargit considérablement le champ des possibilités, surtout lorsqu’une partie du travail d’étude, parfois très importante, est difficile à faire sur place. En outre les images prélevées, parce qu’elles sont faiblement porteuses d’interprétations, comme tous les échantillons et les autres empreintes éventuellement prélevées, permettent d’associer ou de faire participer d’autres membres de la communauté scientifique au travail de recherche. C’est un effet extrêmement positif de la modernité.     

         Ainsi l’image de conception photographique apporte d’une part une contribution très importante à la conservation des données, en chevauchant d’abord celle de l’imprimerie, en élargissant ensuite très fortement les champs d’application du travail de conservation grâce à des outils plus performants. Elle introduit, en plus, cette possibilité de déplacer dans le temps et dans l’espace, ou de déléguer, le travail d’interprétation. Rapidement, quelles peuvent être les conséquences de ces pouvoirs sur quelques secteurs d’activité? Comme nous venons de le voir, sur les sciences15, nous pouvons dire, sans autre commentaire, qu’elles sont énormes, de façon très positive. Poursuivons donc notre tour des domaines d’applications. Dans l’expression artistique elle permet de parier de façon parfois très complexe sur les effets de l’empreinte dans ses rapports au temps et à l’espace en fonction du lieu où elle sera présentée, de ses périodes d’ouverture, de ses visiteurs éventuels. Pour moi, c’est ainsi, et seulement ainsi, que la photographie trouve son identité par rapport aux autres arts visuels, et pas dans des tentatives de rapprochement avec la peinture au niveau des techniques. Je ne rejette pas l’utilisation des techniques qui rapprochent photographie et peinture. Je considère simplement qu’elle relève d’une forme d’art contemporain mais pas vraiment de la photographie. Mais ceci étant dit, ce n’est pas à travers l’expression artistique que l’image de conception photographique produit les effets qui nous intéressent. La photographie et la vidéo populaire ou familiale concernent déjà un public beaucoup plus important, pratiquement tout le monde. Cependant, notamment parce que les images produites ont tendance à rester dans les tiroirs, bien que les technologies modernes viennent leur offrir de nouvelles formes de vie, ses effets, toujours ceux qui nous intéressent, sans être négligeables n’ont pas une importance considérable. Ce qui ne nous empêche pas de remarquer, au passage, que ce sont surtout ses rapports au temps qui font son succès et son intérêt populaire. Effectivement, le temps passe et je ne serai plus jamais comme je suis sur telle ou telle image de conception photographique, que je conserve donc précieusement. Ainsi pour Roland Barthes elle a même un effet mortifère16. Personnellement, je préfère noter, tout simplement, qu’elle possède un pouvoir d’évocation extrêmement fort, et pas seulement dans la photographie populaire. Après ce tour d’horizon, peut-être un peu rapide, mais nécessaire, je considère que c’est à travers la télévision, notamment avec les émissions d’actualités, d’information, les documentaires qu’elle produit ses effets les plus négatifs. Et, pourtant ce sont les émissions les plus recommandées par tous les experts, notamment aux enfants. Mais attention, je n’insinue pas qu’il faudrait s’en détourner, en priver les enfants. Non ! Il faut en connaître les effets éventuels et savoir comment réagir.

         Je termine cette partie par une dernière remarque : j’ai fortement insisté sur l’état d’empreinte de l’image de conception photographique et ses conséquences. Parce que, effectivement, dans le cinéma de fiction, dans la photographique artistique, des codes se sont imposés conduisant à oublier son état primitif d’empreinte17. Ils relèvent d’une culture souvent sophistiquée, en partie propre à chacun de ces modes d’expression, que les enfants, par exemple et surtout eux, ne possèdent pas encore. Et, de toute façon, ces codes ne concernent pratiquement pas, ou très peu, les images des journaux télévisés et des émissions à caractère documentaire. Il fallait donc rappeler avec force les fondamentaux concernant cette image pour comprendre ses effets et les examiner sur toute la longueur de leur trajectoire, sans oublier ses origines particulièrement importantes. Cette remarque rejoint, en fait, ce que j’ai écrit à propos de l’emploi abusif des mots « lire » et « écrire ».

 

Renvois :

7 - Notons, cependant, qu’aujourd’hui, avec les imprimantes 3 D, n’importe quelle empreinte peut être reproduite selon des formats différents, allongées, déformés, …, comme peuvent l’être les images de conception photographique.

 

8 - Notamment les codes qui sont issus des fondamentaux de la photographie : choix du format, de la sensibilité, cadrage, composition, …

 

9 - J’ai eu la chance de pouvoir suivre et m’impliquer dans la réflexion autour de la photographie, très active durant cette période et soutenue par de nombreuses publications. Pour moi, c’est-à-dire pour mon activité pédagogique, elle se place chronologiquement juste avant le point de départ du développement des résistances aux apprentissages scolaires dues à la télévision dont il sera question plus loin.

 

10 - Voir, éventuellement, le site : http://www.robertchieze-photographe.com

 

11 - En retenant ou en ajoutant de la lumière sur certaines parties de l’image avec les mains ou des découpes de carton. En fait, la technologie ne permet pas toujours (et c’est un euphémisme) de reproduire exactement ce qui est vu sans avoir recours à des corrections. Le choix d’une sensibilité de la pellicule ou du capteur, par exemple, est un handicap pour enregistrer ou restituer correctement toutes les différences d’intensité lumineuse que l’œil humain peut percevoir. Et, si le numérique libère le photographe de la contrainte d’une sensibilité définie pour toutes les images d’une bobine, de 36 poses par exemple, il ne change rien au niveau de chaque image. La sensibilité choisie s’impose sur toute la surface de l’image. Les corrections sont maintenant plus faciles. Certaines relèvent des automatismes ou faites avec de logiciels spécifiques. Mais elles sont encore toujours plus ou moins nécessaires.

 

12 - Il faut avoir conscience que, dans la masse des images visibles, la quantité d’images à caractère artistique, éventuellement plus ou moins « bricolées » légalement, est extrêmement faible comparée à l’énorme masse d’images à caractère documentaire. En sachant que la photographie de famille, globalement, ne peut qu’appartenir à cette dernière catégorie.

 

13 -  « Une autre façon de raconter » aux éditions Maspero - 1981.

 

14 - Des fragments d’espaces et de temps qui ont touché la sensibilité du photographe, ou plus simplement son attention.

 

15 - Les sciences au sens large, très large. Je pense, en effet, aussi à tous les reportages qui, plus tard, vont alimenter le travail des historiens. Je pense aussi, bien sûr, aux photographes militaires qui accompagnent les soldats en opération et fixent parfois sur la pellicule, aujourd’hui sur des cartes-mémoire, ce que l’œil humain ne voit pas, ne peut pas voir : le fugitif, l’éclair, le mort-né.

 

16 - La Chambre claire – Editeurs : Cahiers du cinéma, Gallimard, Seuil - 1980  

 

17 - Pour évoquer son statut sémiologique on parle « d’empreinte indicielle »

 

 


        

Causes, mécanismes et conséquences

 

Les causes de cette évolution des rapports à l’histoire, les mécanismes de son développement et les conséquences

 

 

1 – L’image prime toujours sur le discours

 

       Depuis l’antiquité et donc encore pendant de nombreuses décennies après l’apparition de la photographie, c’est-à-dire pendant tout le reste du XIXe et pratiquement les trois quarts du XXe, pour une immense majorité de la population, la connaissance de l’histoire était livrée traduite, interprétée par ses reliques, ses monuments, la peinture, le dessin, la sculpture, la musique et, surtout, l’écrit. Avec, bien sûr, le décalage dans le temps en général nécessaire à cette interprétation. Dans  notre inconscient, et de façon très générale, le film documentaire et l’image photographique fixe ont gardé pendant assez longtemps une fonction d’illustration, de justification, de certification, qui ne permettait pas de douter de l’interprétation proposée par le discours écrit ou oral, et, donc, encore moins de la contester. Mais depuis la période qui a vu croître très fortement le nombre de chaînes de télévision et de programmes disponibles, la diffusion par les moyens traditionnels de l’information, de l’histoire et de la connaissance se heurte de façon presque constante, et dans une sorte de douceur perverse, aux effets d’une présence massive de l’image de conception photographique.

         Car, aujourd’hui, que se passe-t-il ? A travers l’actualité, sur les écrans, (celui de la télévision pour la majorité des gens mais aussi pour beaucoup sur celui de l’ordinateur, du téléphone et des tablettes), l’histoire est livrée au jour le jour, parfois à la seconde même, au domicile, au bureau, dans la rue, …, mais à l’état brut, ou pratiquement brut, sans l’interprétation traditionnelle que les spécialistes lui apportent notamment par le discours oral ou écrit avec le temps. Elle n’est le plus souvent qu’accompagnée de commentaires très sommaires.

         Cette question de temps, celle de la rapidité avec laquelle se diffuse aujourd’hui l’information jusque sur les lieux de vie, constitue incontestablement un facteur très important de cette évolution des rapports à l’histoire car elle écarte et dissocie fortement l’évènement de l’interprétation experte. Et c’est celui qui fait la force de la télévision par rapport au cinéma, auquel on doit pourtant l’apparition de l’image mobile et la première phase de son développement. A mon avis, ce pouvoir de la télévision, celui de diffuser l’information presque instantanément pratiquement partout et notamment sur les lieux de vie familiale et intime, est un facteur extrêmement important qui se présente comme un caractère fondamental dans cette évolution, mais, … il n’en est pas à l’origine. Il n’en est pas le déclencheur. Et il n’en est pas non plus le moteur. Car quand un événement est raconté par l’écriture, la parole, le dessin ou la peinture, il est en même temps interprété, qu’il soit raconté au moment ou il se produit ou plus tard, peu importe. Toute description, orale, écrite ou dessinée est déjà une interprétation, qui s’impose à celui qui la reçoit et la décode. C’est donc l’image de conception photographique qui, par sa présence massive dans les espaces de vie, est à l’origine de cette évolution des rapports à l’histoire. Ainsi, en raison de sa nature, les germes de ces bouleversements existaient déjà, et cela depuis l’apparition de la photographie. Ils étaient donc prévisibles.

         La télévision a donc agit comme un révélateur et un amplificateur sur des effets jusqu’ici restés latents ou très peu sensibles. Nous pouvons dire, aussi, qu’elle a agit comme un accélérateur sur un mécanisme de production d’effets qui somnolait doucement. Aujourd’hui, dans la plupart des émissions, notamment dans les journaux télévisés et les émissions documentaires, la procédure de communication s’organise autour de l’image de conception photographique c’est-à-dire autour d’empreintes lumineuses, qui, je ne l’oublie pas, sont associées à des empreintes sonores. Mais ces dernières n’accrochent pas l’attention avec autant de constance et, en général, d’intensité que les premières, et cela pour de multiples raisons : parce que c’est toujours l’enregistrement de l’image qui est privilégié, souvent au détriment de celui des sons18, ou parce qu’ils sont volontairement atténués pour ne pas parasiter l’image, ou parce que le récepteur est réglé trop bas, …, et, surtout, vraiment surtout, parce que la télévision est conçue pour diffuser avant tout des images. Et c’est ainsi qu’elle est perçue dans l’inconscient collectif de façon générale et constante, tant au niveau de la réalisation des émissions, qu’au niveau de leur réception. (Mais ce qui est vrai pour la télévision n’est pas totalement vrai pour tous les écrans. Pour moi, et je pense ne pas être seul, l’ordinateur sert surtout à écrire et à s’informer en privilégiant l’écrit.)

         Toutes ces empreintes fonctionnent comme des citations et non comme des interprétations. Elles citent les apparences sans les interpréter de façon significative. Elles sont d’abord perçues comme des émanations directes de l’événement, auxquelles, évidemment, la rapidité de la diffusion apporte ensuite encore plus de puissance. Et, même si l’association d’au moins quelques mots (la date, le lieu et le thème) est nécessaire au fonctionnement de la procédure, les citations elles-mêmes s’imprègnent faiblement des interprétations, (les commentaires oraux ou éventuellement les textes écrits), qui les accompagnent. Or, à la télévision, il faudrait que ces trois éléments (la date, le lieu et le thème) restent en permanence au bas ou dans un coin de l’écran. Ce qui se produit rarement. Je pense que l’image a même tendance à distraire l’attention et à perturber l’écoute ou la lecture du discours, et cela, évidemment, de façon plus ou moins forte selon l’intérêt du téléspectateur pour ce qui est dit ou écrit. C’est ce qui peut se produire, et se produit en fait de façon presque généralisée, lorsque le discours est intégré à l’évènement et enregistré en même temps que les images, par exemple dans les débats ou les interviews. Autrement dit même lorsque les empreintes lumineuses et sonores sont prélevées simultanément, pour beaucoup de spectateurs l’image prime fortement sur le discours. Effectivement, son réalisme facile à saisir, sa puissance de captation et surtout sa valeur de preuve poussent les spectateurs à accorder plus d’intérêt à l’image de conception photographique qu’au discours, avec, évidemment, je le répète, plus ou moins de force selon les personnes, notamment selon leur intérêt pour le discours, que ce soit de façon générale ou en fonction de son sujet. Même dans les débats télévisés ou les interviews, qui, sur nos récepteurs, s’apparentent à des scènes de théâtre car, effectivement, leur conception relève partiellement au moins du théâtre, pour beaucoup de téléspectateurs, ce sont les images, par exemple en raison de la présence de telle ou telle personne, des attitudes, des vêtements, de détails divers, qui trop souvent retiennent l’attention beaucoup plus que les paroles.

         Car, par sa nature, par son statut d’empreinte, l’image de conception photographique a immédiatement acquis une valeur de preuve, très forte, dès ses premières utilisations. L’administration, la police, la justice en ont fait très vite un outil de travail. Cette valeur de preuve n’est donc pas un mythe, c’est bien une réalité. Elle est maintenant solidement ancrée dans l’inconscient collectif. Le développement actuel de la surveillance des espaces publics au moyen de caméras ne peut que la consolider tous les jours un peu plus. Même si le plus souvent elle est peu visible, elle ne s’oublie pas. Et même à l’heure de la détente, dans l’intimité du foyer familial, les fictions policières, très présentes à la télévision, viennent encore renforcer son ancrage dans l’inconscient collectif. Ainsi, malgré les nouvelles possibilités d’intervention offertes depuis peu par le numérique, paradoxalement cette valeur de preuve ne faiblit pas, bien au contraire.

         A cette valeur de preuve s’associent d’abord tous les effets que ses rapports au temps et à l’espace peuvent produire : comme, par exemple, l’effet mortifère déjà évoqué, que Roland Barthes a habilement décrit, (« elle répète mécaniquement ce qui ne pourra jamais plus se répéter existentiellement », autrement dit : tel être cher, ou plus simplement connu, ne sera jamais plus tel que l’image de conception photographique le montre). Mais cet ancrage dans l’inconscient collectif a des conséquences nettement moins sensibles, que je vais même encore qualifier de perverses. En tant que preuve l’image s’impose, et aucun discours ne peut empêcher le spectateur d’élaborer sa propre interprétation de l’image, quand il en a les moyens, ou, beaucoup plus simplement et généralement, sans qu’il se pose la moindre question concernant ses compétences. En fait, par sa nature, l’image de conception photographique incite le téléspectateur à interpréter lui-même l’actualité, et cela, bien sûr, de façon plus ou moins prononcée selon des facteurs personnels comme l’éducation et la culture. D’où une exigence nouvelle de culture générale très forte et … inattendue, à tout point de vue. Une exigence dont l’acuité a, jusqu’à présent, échappé de façon continue aux responsables de l’éducation et de la formation. Finalement, le phénomène qui nous intéresse ici, l’évolution des rapports à l’histoire, doit ses manifestations récentes et particulièrement importantes essentiellement à une incitation à se détacher du discours et à interpréter personnellement l’actualité, devenue en peu de temps beaucoup plus puissante par sa fréquence, son intensité et son ampleur, après être restée longtemps marginale. D’où une forme d’habitude, « d’imprégnation », qui s’est installée assez rapidement, et donc cette évolution récente des rapports à l’histoire et, même, de façon encore plus générale, à la connaissance. En fait, on voit se développer une distanciation généralisée par rapport à l’expertise qui va très souvent jusqu’à la contestation.

         A cet égard, puisque pour l’école l’éducation aux médias semble devenir enfin un sujet digne d’intérêt, une remarque me paraît s’imposer dès maintenant. A priori, cette incitation de l’image de conception photographique à interpréter soi-même l’actualité pourrait être considérée comme une avancée démocratique, exactement comme nous voyons aujourd’hui avec le recul du temps l’invention de l’imprimerie. Mais, en fait, nous allons le voir par la suite, elle fait d’abord apparaître, à l’intérieur même de la question de la formation et de l’éducation aux médias, des exigences particulièrement importantes et nouvelles à l’égard du discours, de l’écrit, auxquelles les institutions officielles vont bien enfin devoir répondre, comme cela a été fait au cours des siècles passés pour l’écriture, si nous voulons aller, réellement, vers ce plus de démocratie et éviter des désordres gravissimes. Or, actuellement, nous en sommes loin, mais vraiment très loin.

         Cependant, il faut aussi reconnaître, qu’à la télévision, par sa propre faiblesse, le discours a souvent tendance à se dévaloriser lui-même. C’est notamment le cas dans la publicité où, même sur les chaînes du service public, deux facteurs incitent vraiment à prendre ses distances par rapport au discours. D’abord il y est trop souvent sommaire ou d’une pauvreté affligeante. Ensuite, la fréquence et la longueur des pages de publicité incitent tout simplement à couper le son en attendant la suite du programme tout en gardant un œil impatient sur les images. Sur d’autres chaînes il n’est pratiquement plus possible de suivre sereinement la moindre émission. Cette pression de la publicité est, à mon avis, fortement contreproductive, notamment pour elle-même. Elle finira par se détruire. Ce qui pourrait être une très bonne chose. Mais la question est plus compliquée. La mesure de l’audimat et la course aux financements, qui oblige chaque chaîne à émettre pratiquement 24 heures sur 24, crée des besoins de production difficiles à satisfaire, si bien que même parfois dans l’actualité et les émissions documentaires les discours sont indigents. Est-ce parce que les journalistes ont pris conscience d’être peu écoutés ? En plus, surtout sur certaines chaînes privées qui en font presque une spécialité, mais malheureusement de façon de plus en plus généralisée trop d’émissions d’actualités et d’information sont plus ou moins concernées, cette forme d’indigence du discours se combine à l’image pour entretenir une culture du voyeurisme. Une façon peu intelligence mais moins coûteuse que d’autres de garnir les grilles de programmes et d’occuper les téléspectateurs. Ce qui rend les émissions concernées aussi fatigantes que la publicité. Pourquoi vouloir à tout prix émettre 24 heures sur 24 ? Ou alors, ne faudrait-il pas que les téléspectateurs acceptent enfin de payer le prix nécessaire pour avoir une télévision de meilleure qualité, ou que les pouvoirs publics, dans l’intérêt de tous, imposent ce prix?

Une dichotomie19 d’origine naturelle entre discours et images

         Reprenons le fil de notre raisonnement qui n’est pas près de s’achever. Quand je dis que l’image de conception photographique prime toujours sur le discours, je ne fais, en fait, que rappeler ou signaler qu’il existe une dichotomie d’origine naturelle entre les deux. Elle apparaît dans les définitions élémentaires de la sémiotique. Ses conséquences me paraissent très importantes. Nous allons mettre à jour ses mécanismes. Voyons d’abord pour le discours. Pour raconter un évènement, éventuellement en association avec des images, il en propose une interprétation en suivant une procédure extrêmement complexe car celui qui l’élabore doit mettre des mots sur la perception qu’il en a. (On peut établir des schémas d’interprétation semblables pour le dessin, la peinture, la sculpture, … et la musique). J’insiste fortement sur le choix des mots : raconter un évènement, c’est l’interpréter !  Or, si la perception est plus une question de sensibilité personnelle que d’éducation, malgré l’existence de liens entre les deux, par contre trouver les mots pour la traduire est beaucoup plus une question d’éducation et surtout d’instruction que de sensibilité brute. Ceux qui reçoivent ce discours doivent ensuite reconstruire leur propre perception de l’évènement avec les représentations évoquées par le discours, nécessairement personnelles ; donc une activité intellectuelle où l’éducation et l’instruction jouent encore un rôle fondamental, déterminant. D’où une exigence dans la maîtrise de la langue et à l’égard de la culture générale, qui, surtout pour les enfants (bien que beaucoup d’adultes soient aussi concernés, mais, peut-être, de façon sensiblement différente), selon leur âge et leur niveau d’éducation et d’instruction, peut être à l’origine d’une dichotomie totale entre discours et images lorsque les deux sont associés, donc notamment dans l’actualité et les émissions documentaires ou d’information.

         Voyons maintenant pour l’image. Quand le reportage se fait avec des images de conception photographique les difficultés sont très différentes. Elles sont d’abord d’ordre physique dans ce que j’appelle « l’intégration de l’action médiatique à l’évènement ». Pour celui qui réalise les images, la perception qu’il a lui-même de l’évènement est souvent gênée par les exigences de l’action médiatique qui agit comme un écran. Elle réduit son champ de vision au moment de la prise de vue et son attention est en permanence tendue vers une recherche complexe associant notamment le cadrage et le choix des séquences ou des clichés. En plus, avec ses appareils, le photojournaliste, qu’il soit amateur ou professionnel, peut difficilement être pris pour un acteur de l’évènement, et passer ainsi plus ou moins inaperçu. Son matériel le place immédiatement sous surveillance et, de ce fait, introduit une multitude de limites à son action. L’emploi de matériel dissimulable lui permet de s’exonérer de certaines de ces limites mais en introduit d’autres qui n’arrangent rien. Il rend, par exemple, très difficile voire impossible la mobilité et les adaptations nécessaires pour suivre correctement l’évènement. Celui qui fait des images sans le cacher est constamment à la recherche du meilleur « point de vue ». Son matériel, visible, le place sous surveillance mais fournit une explication immédiate à son « agitation », la justifie et l’autorise. Finalement, le photojournaliste doit composer avec beaucoup de facteurs, dont le hasard, s’accommoder pour lui-même d’une perception très fragmentaire de l’évènement pour ne disposer au terme de la prise de vue que de matériaux bruts qu’il faut interpréter en les associant à ses propres souvenirs avant de présenter ses images. Car, je le rappelle, les images de conception photographique, qu’elles soient mobiles ou fixes, fonctionnent comme des citations, et ne peuvent pas fonctionner autrement. Pour réellement raconter il faut qu’elles soient accompagnées d’interprétations. Pour mieux comprendre rapprochons nous de l’écrit : il paraît pratiquement impossible de construire un discours cohérent en mettant bout à bout des citations écrites et rien d’autre, même si elles sont bien choisies sur le même sujet. Que ce soit avec des images ou avec l’écrit, la mise bout à bout de citations ne permet pas d’élaborer des descriptions cohérentes. Mais, par contre, je le dis tout de suite de façon à anticiper les réactions, dans la création artistique les « vides » sont justement de merveilleux outils, pour le cinéma et la photographie comme pour le roman. A la télévision, dans la plupart des reportages et des documentaires, qu’ils soient en direct ou non, celui qui fait les images, le caméraman, ne les commente pas. Il laisse ce soin à un journaliste qui peut aller plus facilement que lui au contact de l’évènement ou au contraire prendre du recul. De façon presque généralisée cette séparation s’est imposée. Elle simplifie et augmente considérablement l’efficacité de la communication. Mais, de toute façon, quels que soient le professionnalisme et l’habileté de celui qui réalise les images, c’est-à-dire son habileté à intégrer son action à l’évènement tout en parvenant à le suivre sans trop « décrocher », à passer plus ou moins inaperçu, à cadrer, à choisir ses séquences, à filmer ou déclencher au bon moment, l’image de conception photographique ne lui permet que de prélever des empreintes de façon très fragmentaire sur le déroulement de cet évènement dans l’espace et le temps, c’est-à-dire des citations. Même avec les technologies qui permettent de restituer le mouvement et de préserver ainsi des fragments de continuité, comme le cinéma, hier, ou la vidéo, aujourd’hui, elle ne peut qu’en citer des apparences partielles, très partielles.

         En conclusion, d’un point de vue intellectuel il n’y a absolument rien de comparable entre les deux activités, entre écrire et réaliser des images de conception photographique. Ces dernières sont et resteront toujours des matériaux bruts. Elles doivent être accompagnées au moins de quelques mots, comme la date, le lieu et un titre, ne serait-ce que pour situer dans l’espace et dans le temps les fragments de réalité représentés, sans lesquels elles perdent rapidement toute signification et tout intérêt ; (malgré la restitution du mouvement une séquence filmique reste une représentation d’un fragment de réalité). Mais aucune interprétation définitive ne peut s’y attacher. Or, c’est justement et paradoxalement ce qui donne à cette image un pouvoir absolument phénoménal, qu’aucun autre média ne possède : je l’ai déjà dit, elle permet de déplacer dans le temps, de reporter à plus tard ou de déléguer le travail d’interprétation ou de mémorisation que, sans elle, il faudrait faire immédiatement, sur le lieu de l’évènement, au moment où il se produit. J’insiste fortement sur ce pouvoir de reporter et de déléguer l’interprétation. En l’associant aux effets que peut produire le déplacement des empreintes dans le temps et dans l’espace, c’est sur cette base et aucune autre, qu’il faut concevoir les interventions de l’image de conception photographique dans les activités intellectuelles, si nous voulons d’une part comprendre ses pouvoirs réels, d’autre part anticiper ses effets et les neutraliser lorsque qu’ils créent des problèmes. Au passage, bien que cela ait peu d’intérêt pour notre sujet, je rappelle que les effets produits par les déplacements des empreintes dans l’espace et le temps sont aussi une source d’inspiration artistique, une des plus importantes en photographie, donc surtout lorsqu’ils sont associés à l’immobilité.

         En conclusion de cette partie, je reviens rapidement sur ce que j’ai écris à son début pour en confirmer l’importance. On découvre, contrairement à ce que pense trop souvent le commun des mortels, que tout reportage photographique ou vidéo doit être suivi d’un travail de vérification et même de reconstitution qui, de façon générale, exige un peu de temps et de recul, au moins autant qu’un travail écrit. Or, l’économie de l’information, la concurrence entre les chaînes de télévision, entre les journalistes, de façon à ne pas être trop en retard pour donner les nouvelles,  et même si possible à être « les premiers», fait que l’interprétation n’est trop souvent que « paroles en l’air ». En plus, la modernité technologie, c’est-à-dire la rapidité dans la réalisation des images et dans leur transmission pousse tous les acteurs de l’information à produire de plus en plus et de plus en plus vite.  Avec la télévision, l’image est donc livrée de façon générale à l’interprétation personnelle des téléspectateurs, à l’état brut ou pratiquement brut.

 

 

 

Renvois :

18 - Même pour l’image mobile les matériels utilisés sont de plus des « appareils photo » conçus d’abord pour faire de la photographie et de la vidéo et, accessoirement, capables d’enregistrer des sons. 

 

19 - Une opposition, un antagonisme flagrant.

 

 

 

 


2 – Le début de la trajectoire des effets, ses développements, les dangers pour les enfants et leurs prolongements, éventuels, à l’âge adulte

 

Une première conséquence, particulièrement pernicieuse de la dichotomie entre discours et image, ses prolongements, et ce qu’il est possible de lui opposer

 

         En général les émissions documentaires traditionnelles sur les animaux intéressent beaucoup les enfants, les captivent. Selon des considérations éducatives très répandues, qui me paraissent toutefois un peu simplistes parce qu’elles conduisent involontairement à une forme d’abandon de l’enfant, elles ne présenteraient aucun danger. Or, il faut être conscient que la dichotomie naturelle entre le discours et l’image de conception photographique constitue de façon générale, pour les enfants comme pour les adultes, une véritable incitation à élaborer des interprétations personnelles. Plus les enfants sont jeunes, moins ils possèdent de vocabulaire, moins ils sont réceptifs aux discours et plus cette dichotomie risque d’être importante. Avec les enfants très jeunes, elle peut être totale. Mais les images ne les laissent pas indifférents. Ils interprètent alors avec leurs moyens, c’est-à-dire selon leur âge, leur expérience personnelle, leurs capacités à comprendre les discours qui les accompagnent, leur niveau d’instruction et d’éducation. Des interprétations qui sont le plus souvent totalement irréalistes. Mais ce sont les leurs. Si nous laissons faire elles s’installent dans leur mémoire et, petit à petit, forgent leurs convictions. Et c’est ainsi que, chez les enfants, germe, se développe et s’installe, de façon très individuelle et à des degrés variables bien sûr, une véritable fracture entre images et discours, qui ne tarde pas à se transformer en méfiance envers toutes les interprétations de l’image proposées par les discours qui l’accompagnent, et, par incidence, envers tout discours, puisque, de façon générale, chez l’enfant, il est en cours d’apprentissage. Je pense que la trajectoire des effets de l’image de conception photographique, et donc de la télévision, prend naissance, chez la quasi-totalité des enfants, vers l’âge de un an, à quelques mois près ; c'est-à-dire dès qu’ils sont capables de reconnaître le contenu de certaines images, celles, par exemple, où évoluent des animaux familiers.

         Alors, immédiatement, avant de voir d’abord les origines de cette méfiance envers le discours avec plus de précision, puis comment elle évolue, examinons ce que nous pouvons faire face à ce danger. Pour savoir, notamment, s’il peut être évité, éventuellement. Car c’est bien, à mon avis, la première de nos pensées. Un danger qui n’a, évidemment, absolument rien de comparable avec celui des émissions présentant, par exemple, des scènes de violence, de pornographie ... Mais, justement, il n’en est que plus pernicieux, car même s’il est de nature très différente, il est malgré tout bien réel. Il concerne le développement cognitif et intellectuel de l’enfant. Mais il n’a jamais été repéré avec assez de précision, identifié et dénoncé. Or, comme les évaluations concernant les effets de la télévision sur les résultats scolaires soulèvent des inquiétudes de plus en plus vives, les experts ont été invités à se prononcer. Selon la tendance définie par la plupart de leurs discours, les parents devraient regarder ce type d’émission avec leurs enfants en commentant les images. Mais, de façon générale, peuvent-ils réellement assumer une telle charge ? A mon avis non. Franchement non. D’abord sur quoi repose cette recommandation ? Pour ceux qui se sont hasardés à donner leur avis sur des intuitions et rien de plus. Personnellement, je considère que les parents ne peuvent pas assumer une telle charge car elle ne relève pas de leurs compétences. Certains experts, le plus souvent autoproclamés, de plus en plus nombreux, pressentant cette difficulté, tentent de la contourner en prônant carrément l’interdiction totale. Elle paraît plus facile à mettre en œuvre. Mais ils sont très peu écoutés, et, de toute façon, quand ils le sont, l’efficacité de cette censure n’est qu’une illusion. C’est bien ce qu’il faut enfin constater puisque ces deux recommandations nous sont servies et resservies depuis que la télévision existe, sans jamais apporter de solution pérenne, comme le montrent aussi les évaluations, de façon récurrente. Voilà la réalité. En outre, au delà du problème des compétences, qui, à lui seul, écarte définitivement la première recommandation, elles n’apparaissent pas comme des solutions équitables car toutes les familles ne peuvent pas répondre de la même façon à l’exigence de disponibilité qu’elles impliquent l’une et l’autre. Ce qui n’empêche pas cependant de recommander aux parents un minimum de vigilance, notamment de participer au choix des émissions et de limiter le temps que les enfants passent devant les écrans, tous les écrans. Pour des problèmes de santé, d’abord, en réponse à ces enquêtes récentes montrant que les variations de luminosité des écrans finissent par perturber le sommeil des adolescents. Ensuite, d’un point de vue éducatif particulièrement important, que j’ai déjà longuement expliqué par ailleurs, dans plusieurs textes20. Je rappelle ma position, en essayant de faire aussi court que possible, mais le sujet est important et complexe.

         Tous les enfants ont besoin d’un minimum de contact avec la réalité, c’est-à-dire d’activités manuelles et physiques. Certains, évidemment, plus que d’autres mais tous en ont besoin. Cela pour différentes raisons parmi lesquelles la perception globale de la réalité et le développement de la perception de l’espace et du temps en corrélation avec leur développement physique. Ce sont des facteurs fondamentaux dans l’apprentissage de l’écrit pour que celui-ci ne soit pas hypothéqué par une exigence de docilité intellectuelle trop forte. Car il faut savoir qu’à l’écrit s’associent nécessairement des représentations. Elles lui donnent du sens. Or, ces représentations se construisent maintenant souvent de façon complexe. Beaucoup de mots, de noms, renvoient à la réalité par l’intermédiaire d’une quantité considérable d’images. Et, pour un trop grand nombre de mots, les enfants risquent de ne posséder qu’une connaissance trop médiatique de ce qu’ils désignent. A cet égard, avec la télévision, donc avant l’arrivée des autres écrans, nous sommes, de façon générale, déjà passé en dessous d’un seuil moyen d’exigences, même très en dessous.

         D’abord la modernité, et surtout les écrans, engendrent pour tous, enfants comme adultes, plus de sédentarité, donc moins de contact avec la réalité. Voilà le premier facteur justifiant la limitation et le contrôle du temps que les enfants passent devant les écrans, tous les écrans, sans interdiction ni censure excessives. Par ailleurs, nous savons tous qu’une sédentarité excessive est aussi un facteur de risque important pour la santé des enfants (comme pour celle des adultes). Ce premier paramètre ne me paraît pas difficile à comprendre, à admettre et à mettre à application. Mais comme à l’école et à la maison les ordinateurs et les tablettes remplacent de plus en plus les crayons et les stylos, une évolution irréversible qui est un facteur de motivation particulièrement important, c’est donc surtout le temps passé devant l’écran de télévision qui peut être limité, à, disons, selon les cas 5 à 8 heures par semaine. Sans oublier de surveiller, aussi discrètement  que possible, ce que l’enfant fait réellement devant son ordinateur ou sa tablette, censés remplacer le livre de classe, le crayon ou le stylo. Le deuxième facteur de risque est beaucoup plus pervers, moins évident, mais pas moins important. Pour les enfants, s’ajoute encore le fait que l’image de conception photographique est une empreinte qui s’exonère des dimensions du sujet représenté. A travers les écrans comme ailleurs. Mais à travers les écrans elle est mobile, beaucoup plus captivante et sa présence est massive. Leur effet est donc double. Par exemple, comment un enfant très jeune qui n’a jamais vu de tigre en réalité peut-il faire la différence avec un chat sur un écran? A moins, éventuellement, que les deux apparaissent dans la même scène. Difficile ! En outre l’image de conception photographique, notamment à travers la télévision, abolie totalement les distances et les durées nécessaires pour les parcourir. A cet égard les fictions, celles qui sont conçues pour les enfants, parce qu’elles s’apparentent aux contes de fées, ne me paraissent pas plus dangereuses que ces derniers. Ce sont donc les émissions documentaires, ou d’information générale, celles dont le caractère réaliste est affirmé, qui présentent les plus gros dangers. Les changements de lieux s’y effectuent presque à la vitesse de la lumière. Les premières représentations dans l’espace de ce que l’enfant voit à l’écran seront souvent erronées. Comme celles des durées s’associant à diverses activités, et, de façon générale, la notion du temps. A moins qu’elles ne soient rapidement corrigées par un contact avec la réalité organisé par les parents et les autres adultes en charge de leur éducation. Il faut donc que les enfants ne passent pas tout leur temps libre devant les écrans, qu’ils aient vraiment le temps de faire autre chose. D’abord, évidemment, quand ils sont très jeunes, ils ont surtout besoin d’entendre des histoires, d’écouter de la musique et des chansons conçues pour eux, de dessiner, de jouer sans être distraits par la télévision dont le pouvoir de captation est très fort. Une vigilance et une participation à leur éducation qui relève essentiellement de la compétence des parents, bien que le rôle de l’école maternelle soit lui aussi très important. Un peu plus tard, dès leurs premières confrontations à l’écrit, il faut aussi, impérativement, qu’ils pratiquent des activités manuelles, qu’ils effectuent des visites, ..., sans oublier les activités artistiques, comme la musique, le dessin, la peinture, …, l’écriture, et, bien sûr, dès qu’ils commencent à savoir lire, en réservant, encore impérativement, du temps à la lecture. Tout cela afin de limiter le plus possible les conséquences de ce double effet sur leurs représentations de la réalité. Cependant, la puissance de l’image de conception photographique et la masse d’images disponible à travers les écrans rendent ce dernier aspect de la question particulièrement complexe. Il relève donc d’un suivi méthodique dans lequel l’école doit impérativement s’investir. Finalement, nous retiendrons que l’image de conception photographique produit aussi un effet très fort et totalement nouveau de perturbation dans le développement de la perception de l’espace et du temps.

         Dans les années 80 j’ai constaté, comme beaucoup d’autres enseignants de mathématiques ou de sciences21, une montée en puissance de difficultés importantes dans l’apprentissage des mesures. Mais comme les origines du problème échappaient à l’institution, elle l’a ignoré ou … attribué à l’air du temps. Malgré les difficultés évidentes des enfants à associer aux mesures les représentations nécessaires, elle a continué à imposer une forme d’apprentissage qui, finalement, s’est avérée de plus en plus exigeante en docilité intellectuelle22. Or, pour de multiples raisons liées notamment à la modernité, les enfants sont de moins en moins dociles. Alors, pour que les résultats restent politiquement corrects, sur tout le cursus où s’effectue normalement l’apprentissage des mesures fondamentales, elle a progressivement réduit ses objectifs, enclenchant inévitablement un mécanisme de réduction des objectifs sur l’ensemble des cursus à venir, ceux du collège, du lycée et même de l’université,  notamment en mathématiques et en sciences.

         Il est donc important de limiter le temps de présence des enfants devant les écrans. Car, d’abord, bien que n’étant plus sur le terrain depuis 2003, je ne vois dans les mesures mises en place depuis, ou annoncées, aucune véritable adaptation des programmes, des activités, de la pédagogie, de l’organisation de la vie scolaire à cet aspect de la modernité qui éloigne beaucoup trop les enfants des activités de contact avec la réalité. Jamais ils n’ont eu autant besoin qu’aujourd’hui de façonner eux-mêmes des objets simples, d’utiliser des instruments de mesure dans des situations concrètes, d’effectuer des tracer précis sur d’autres supports que des cahiers d’écoliers, de découper des matériaux et de réaliser des assemblages. A l’égard de l’ensemble des formations intellectuelles, (je dis bien : des formations intellectuelles !), les activités élémentaires de couture, de cuisine, de menuiserie, de tôlerie, de mécanique, de maçonnerie, de poterie, de jardinage, … prennent aujourd’hui une valeur éducative de caractère général et d’importance fondamentale, non seulement pour permettre un développement harmonieux de la perception de l’espace et du temps en opposant une réponse globale adaptée au double effet des écrans, mais aussi pour les questions d’attention, de concentration, d’écoute et de motivation. La réflexion pédagogique en général, n’a pas su reconnaître les effets de l’environnement sur la réussite des enfants dans l’école d’autrefois. Il existait une sorte de symbiose entre les prédispositions nécessaires à l’apprentissage de l’écrit et l’environnement de l’enfant. Or, au cours des dernières décennies, celui-ci a subit une profonde mutation sous la pression de deux facteurs successifs. D’abord avec l’industrialisation du pays, la population scolaire est devenue majoritairement urbaine et a connu une première phase de modification de ses modes de vie, due à la concentration. Ensuite, dans ses nouveaux lieux de vie, plus ouverts à la modernité, et sous la pression très forte de l’évolution des technologies, son environnement immédiat s’est à nouveau transformé. Par comparaison avec l’environnement auquel l’école d’autrefois devait sa réussite, celui des enfants d’aujourd’hui est donc totalement différent. Ainsi les prédispositions envers les apprentissages scolaires ne sont plus les mêmes. Celles qui faisaient la réussite des enfants dans l’école d’autrefois se sont fortement affaiblies. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus espérer les voir venir en classe avec les prédispositions nécessaires aux apprentissages fondamentaux. C’est donc à l’école de prendre en charge leur formation. Elle peut et devrait le faire par le biais d’activités permettant de recréer du lien avec la réalité. Ce sont souvent des activités dont les utilités externes se sont fortement atténuées, et ne sont plus évidentes. C’est donc en leur donnant des caractères artistiques et transdisciplinaires qu’elles peuvent retrouver l’intérêt qu’elles ont perdu.

         Il me paraît nécessaire de situer aussi l’intérêt de ces activités par rapport aux technologies modernes ? Ces dernières sont des outils pour apprendre. Mais à l’égard des apprentissages scolaires fondamentaux, les exigences pédagogiques s’arrêtent là. Ce qui ne veut pas dire qu’elles ne sont pas importantes ! Au contraire, l’enseignement des outils de la modernité relève donc de toutes les disciplines. Mais, au niveau de la formation initiale, un enseignement spécialisé me paraît prématuré et n’être qu’une perte de temps. L’utilisation des technologies modernes en cours, dans tous cours, est d’abord un facteur de motivation très important, elle répond ensuite à une exigence d’adaptation au monde actuel. On apprend plus à écrire avec des plumes d’oie ! Même si, exactement comme l’apprentissage d’une articulation vocale correcte des syllabes et des mots, l’apprentissage de leur tracé manuel apparaît encore comme une étape indispensable, par contre pour les adultes, de façon de plus en plus généralisée, la pratique quotidienne de l’écriture repose maintenant sur d’autres outils que le stylo ou le crayon. Mais, il faut être conscient que les technologies modernes, à l’égard des représentations nécessaires aux apprentissages fondamentaux, ne rapprochent pas de la réalité, bien au contraire. Par exemple, pour apprendre réellement à mesurer il faut que l’enfant effectue lui-même des manipulations. 

         Par rapport à l’école d’autrefois, le volume et la diversité des apprentissages relevant des compétences de l’école a déjà fortement augmenté au cours des cinq dernières décennies: langues vivantes, plus d’éducation physique et sportive, éducations artistiques, informatique23… Tous ces apprentissages sont absolument nécessaires. A l’occasion de  ce constat je m’empresse d’égratigner au passage une pratique très courante dans la société française, et vraiment peu pédagogique, qui consiste  à aller chercher des références dans cette l’école d’autrefois concernant surtout l’évolution des d’apprentissages de la lecture, de l’écriture et du calcul, et de comparer ce que font les enfants d’aujourd’hui avec ce que faisaient leurs parents ou leurs grands parents au même âge. Ces comparaisons n’ont aucun sens, mais vraiment aucun sens, et elles sont contre-productives. Revenons maintenant à la question des activités destinées à compenser les effets de l’environnement extra scolaire d’autrefois sur les prédispositions. Pour les placer, dans de telles conditions, le créneau du temps périscolaire, dont on a beaucoup parlé à propos du retour à 4,5 jours de classe, était et reste encore une opportunité à saisir. Mais il faudrait, alors, qu’elles soient confiées à des pédagogues et  que des programmes soient définis. Finalement, étant donné le désordre actuel dans l’organisation des journées des enfants, entre les heures de cours, des activités périscolaires mal conçues, un travail à la maison trop souvent inutile et la vie familiale, le temps passé devant les écrans est, en général, pris sur celui qui était autrefois occupé à des activités de contact avec la réalité, quand il n’est pas pris sur le temps de sommeil.

         Donc, je le répète encore une fois, dans la situation actuelle, il est important que les parents limitent le temps que leurs enfants passent devant les écrans et, évidemment, pour les raisons éducatives relevant des compétences de la famille, participent au choix des émissions. Mais il faut qu’ils soient bien conscients que cela ne suffit pas. Ils ne peuvent pas, à eux seuls, leurs épargner les effets de la télévision sur l’apprentissage de l’écrit. Car c’est là que se situe le cœur de notre problème. Il paraît maintenant évident que cette charge qui consiste à regarder la télévision avec les enfants en commentant les images doit être mise en parallèle avec l’apprentissage de l’écrit. Dans quel but ? Celui, justement, de remédier à la dichotomie entre discours et image en leur apprenant à en maîtriser les effets. A partir de quel âge ? Dès la première année d’école maternelle. Alors l’éducation aux médias, telle qu’elle s’impose aujourd’hui, ne relève-t-elle pas plus de l’instruction, c’est-à-dire des compétences de l’école, que de l’éducation en général et des compétences des parents? La réponse est évidente. Et, il apparaît aussi, qu’à cet égard, l’école ne remplit pas sa mission. Après ce rappel indispensable voyons maintenant les conséquences, de façon plus générale. 

 

Renvois :

20 - Toujours sur le site : http://www.robertchieze-education.com

 

21 - Jusqu’en 1984, selon les années et les besoins de l’établissement où j’exerçais, j’ai effectué aussi quelques heures d’enseignement de physique ou de physique-technologie.

 

22 - Je distingue la docilité intellectuelle, dont l’exigence excessive est une tentative de substitut au manque de motivation envers les apprentissages scolaires, elle se traduit, en général, par un recours beaucoup trop important au « par cœur », de la docilité morale, qui, elle, apparaît dans le comportement des jeunes, et s’exprime à travers un respect, toujours aussi nécessaire, des autres élèves et … du professeur. Cette docilité morale fait ce qu’on appelle couramment une bonne éducation, et, à mon sens, elle reste toujours une exigence forte, très forte, pour le bon fonctionnement de la classe.

 

23 - Tout en considérant qu’un enseignement spécifique de l’informatique doit être exclu des programmes du primaire et des collèges, je pense que quelques séances n’initiation à l’utilisation de l’outil sont nécessaires, en fonction des besoins dans les disciplines traditionnelles. 

 

 


    

Revenons aux conséquences de la dichotomie entre discours et image, sur les enfants jeunes et les adolescents.

         Nous venons d’examiner un premier groupe de conséquences de la dichotomie entre image et discours. Elles concernent les enfants très jeunes et se présentent donc comme le début de la trajectoire des effets combinés de l’image de conception photographique et de la télévision. Selon une logique évidente notre premier souci a été de chercher ce que nous pouvons immédiatement lui opposer. Dans la situation actuelle, à mon avis, et je pense l’avoir clairement montré, les familles ne peuvent que s’efforcer de limiter ses prolongements car il paraît très difficile, voire impossible, de l’éviter. Mais si l’école prenait enfin conscience des effets des écrans et se donnait les moyens de leur apporter une réponse, dès que l’enfant entre sérieusement dans l’apprentissage de l’écrit, en travaillant notamment sur les prédispositions, comme nous l’avons vu, il n’y aurait vraiment rien de grave, rien d’irrémédiable. Cependant, nous devons voir maintenant  comment, par la suite, s’installent durablement les effets de cette dichotomie naturelle entre discours et image, car c’est elle, qui, en fait, me paraît responsable de l’évolution des rapports à l’histoire, et peut-être même de façon encore plus généralisée à la connaissance.

         Cette dichotomie concerne tout le monde, les adultes et les enfants. Mais pour ces derniers elle va souvent jusqu’à engendrer une véritable contestation du savoir institué, parfois sans la moindre retenue, notamment à l’âge de l’adolescence. Associée aux résistances que nous observerons plus loin, elle vient d’abord perturber le bon déroulement de leurs propres apprentissages puis, trop souvent, le fonctionnement de l’école. Aux adultes, l’expérience de la vie apporte en général une certaine retenue, et engendre au moins une forme d’attentisme. Cependant, sans revenir sur ce que je viens de dire, je constate qu’elle tend, actuellement, à se libérer plus facilement. De toute façon, chez les adultes, qu’elle reste intériorisée ou qu’elle se manifeste avec plus de discrétion que chez les adolescents, cette contestation existe et constitue un phénomène important. Nous en verrons les conséquences au terme de notre analyse. Nous devons d’abord examiner un peu plus en détail que dans le paragraphe précédent, où nous l’avons déjà évoquée, comment elle germe et se développe chez les enfants.

         En fait, la dichotomie entre image et discours, puis  l’évolution des rapports à l’histoire qu’elle engendre, se situent parfaitement, l’une et l’autre, sur la trajectoire des effets de l’image de conception photographique telle que la télévision la véhicule. Alors remontons à l’origine de cette trajectoire. De façon très générale, elle se situe vers l’âge de un an, à un ou deux mois près, lorsque l’enfant est capable de reconnaître sur les écrans ce qu’il connaît déjà réellement, par exemple des chiens, des chats, des objets divers, … Mais, à un an il « entend » peu les discours qui accompagnent éventuellement les images. Par la suite, il va arriver à « identifier » d’autres animaux, personnages ou objets, à travers des scènes qui attirent son attention sans qu’il en connaisse les références réelles, par comparaison avec ce qu’il connaît, et cela, trop souvent, sans y associer le moindre mot, ce qui va lui permettre d’élaborer des connaissances qui ne sont que des préconcepts. (Par exemple : constater qu’un tigre ressemble au chat de la maison sans pouvoir reconnaître et identifier ce qu’ils ont de commun ou de différent, puisqu’il ne possède pas encore le vocabulaire nécessaire). Mais ces préconcepts lui permettent malgré tout de découvrir un autre univers que celui où il vit, un peu comme s’il voyageait seul. Et c’est ainsi qu’au fil du temps cette trajectoire continue à se développer, que la dichotomie entre image et discours peut finir par s’installer solidement. Elle va plus ou moins s’enraciner et perdurer avec des intensités variables selon les rapports de l’enfant au discours, donc, actuellement, selon l’implication des parents et de l’école à l’interface entre l’enfant et la télévision. Une implication qui devrait consister à connaître, éventuellement à « deviner », ce que l’enfant voit réellement sur les écrans, c’est-à-dire ce qui retient son attention, de façon à lui permettre de placer des mots sur ses découvertes. C’est ainsi, et ainsi seulement, qu’il pourra les réinvestir avec l’aide des adultes pour aller vers d’autres découvertes. Mais, d’une part, et je l’ai déjà dit, cette implication des parents reste globalement très insuffisante et, en plus, ne peut pas s’effectuer de façon équitable, car elle est complexe, d’autre part celle de l’école, aussi bien primaire que maternelle, n’est pas encore adaptée aux besoins engendrés par cette dichotomie entre images et discours. Ainsi, quand il arrive à l’âge d’apprendre à lire et à écrire il a découvert et s’est déjà initié à un moyen de satisfaire sa curiosité naturelle beaucoup moins artificiel et exigeant en investissement intellectuel que l’écrit, notamment parce qu’il ne passe pas par des apprentissages difficiles. Car il faut être conscient que, de nos jours, l’enfant vit dans un environnement culturel qui, à l’égard de ses sensibilités, de ses capacités de perception, fait de l’écrit un moyen d’émancipation très artificiel. Et l’école n’a pas su reconnaître ce détournement des motivations de l’enfant au détriment de l’écrit, et donc, encore moins, trouver les moyens de les réorienter. Elle laisse cette trajectoire des effets de l’image de conception photographique se développer sournoisement. Ce problème concerne plus ou moins tous les enfants, même ceux qui n’ont pas la télévision chez eux, car, aujourd’hui, il est impossible d’éviter ce type d’image (l’école l’utilise, et, en plus, autour de sujets essentiellement documentaires!). En outre, la télévision n’est pas son seul vecteur de pénétration. Et, enfin, ses effets se diffusent aussi par imitation des comportements qu’elle engendre puisque les recommandations des experts sont très peu suivies et qu’une très forte majorité des enfants est directement concernée. Avec beaucoup plus de docilité intellectuelle qu’il n’en faut réellement pour apprendre, une exigence traditionnelle de l’école, notamment en France, qui est pourtant un facteur d’apprentissage très inégalitaire et loin d’être efficace, la plupart des enfants arrivent à « survivre », mais beaucoup trop accumulent des retards parfois importants. A l’égard de l’ensemble de la population scolaire, cette exigence de docilité permet de dissimuler le problème. Quant à ceux qui ne sont pas assez dociles, souvent parce qu’ils sont plus curieux que la moyenne, ils subissent l’école, jusqu’à se trouver en situation de rupture. A cet égard nous avons tous en tête des reportages, parfois assez récents (notamment à propos de la minute de silence à la mémoire des victimes des attentats du mois de janvier 2015), montrant de façon presque caricaturale des comportements où, à mon avis, la part des effets de l’image de conception photographique est suffisamment importante pour ne pas être négligée, même si l’origine semble se situer, a priori, plutôt dans des facteurs familiaux, sociaux ou religieux. Personnellement, ces images ont évoqué des bribes de souvenirs, et j’imagine assez bien les situations qu’affrontent maintenant les enseignants lorsque, par exemple, en classe de troisième de collège, un adolescent entre dans la salle les deux mains dans les poches, va vers sa place, jette son sac sur la table ou sur le sol, se laisse tomber sur une chaise, les deux mains toujours enfouies dans ses poches, engoncé dans un vêtement d’hiver et s’installe, totalement avachi, enfermé dans ses certitudes, donnant, au mieux, le sentiment de porter tous les malheurs du monde sur ses épaules, étant, au pire, fermement décidé à ne pas subir passivement une séance de cours dont il n’attend absolument rien. Et nous pouvons tous constater que l’apparition de comportements de ce genre s’associe chronologiquement à l’installation de la télévision dans l’environnement des enfants. Comment en est-on arrivé là ? Pas à cause de mai 1968 ! Laissons un peu les idéologies de côté. Je pense que la responsabilité de l’école, des institutions, des intellectuels, des soi-disant experts des écrans est particulièrement importante. Tout ce beau monde refuse d’admettre que, malgré les recommandations faites aux parents, les enfants regardent plus ou moins la télévision. Car, d’une part, pour la majorité des familles, ces recommandations sont tout simplement impossibles à suivre, d’autre part, la réponse qu’elles peuvent apporter aux effets sur l’apprentissage de l’écrit est très loin d’être à la hauteur des enjeux. Recommander aux parents, de façon récurrente, d’interdire la télévision à leurs enfants ou de la regarder avec eux pour en parler, en passant sous silence les responsabilités de l’école, me paraît donc être une façon très hypocrite de se décharger de ses propres responsabilités. Cependant, il est vrai aussi que dans l’inconscient collectif la télévision est associée aux loisirs et, par incidence, à l’égard des enfants, il semblerait que les problèmes éducatifs qu’elle soulève ne relèvent que de la compétence des familles. Tout cela est faux et relève d’un simplisme inquiétant. Nous sommes là face à un problème de société complexe. Dans l’histoire personnelle de l’enfant, le premier effet de la télévision concerne son futur rapport à l’écrit, au discours. L’école a donc un rôle particulièrement important à jouer sans que la famille ait à redouter le moindre empiétement sur ses prérogatives traditionnelles.

Une résistance aux apprentissages scolaires nettement plus forte qu’autrefois et présentant des aspects totalement nouveaux

         En enchaînant encore sur un problème scolaire, je ne perds pas de vue l’hypothèse à traiter. Pour produire l’évolution des rapports des adultes à l’histoire et à la connaissance, dont je cherche à mettre à jour les mécanismes, les effets combinés de l’image de conception photographique et des écrans  se sont profondément imbriqués avec les dysfonctionnements de l’école, et, plus généralement encore, de la formation de base, se nourrissant même mutuellement. En m’attardant donc un peu, mais juste ce qu’il faut, sur les questions scolaires je ne m’écarte pas de notre sujet.

        En tant qu’enseignant de mathématiques, dans la première moitié des années 80, j’ai constaté le développement d’une résistance aux apprentissages scolaires qui présentait des caractères vraiment nouveaux. J’ai tenté de l’analyser et de séparer ses différents aspects. J’en ai trouvé 4, particulièrement importants. Nous avons déjà examiné de façon détaillée la question du développement de la perception de l’espace et du temps ainsi que le besoin d’immédiateté, mais sans nommer ce dernier sur lequel nous devons revenir pour apporter encore plus de précisions.

         Ce phénomène de résistance, avec ses quatre aspects importants, se situe donc sur la trajectoire des effets de la télévision entre l’âge de un an et l’adolescence. A priori il semble relever de la pédagogie et concerner plutôt les enseignants. Mais pour traiter correctement notre hypothèse sur l’évolution des rapports à la connaissance chez les adultes cette étape de leur formation intellectuelle est incontestablement très importante.

         Nous allons donc d’abord revenir sur le besoin d’immédiateté pour voir avec plus de précision comment il se manifeste à l’école. La connaissance de ses origines et des mécanismes de son développement est vraiment une étape importante pour comprendre les ressorts de l’évolution des rapports à la connaissance chez les adultes, car il a tendance à perdurer bien au-delà de l’adolescence, c’est-à-dire toute la vie, à se développer, même parfois à réapparaître après avoir disparu. Nous examinerons ensuite les deux autres aspects du développement de la résistance aux apprentissages scolaires.

         Le besoin d’immédiateté a, en fait, été déjà indirectement longuement évoqué, car il s’associe à la primauté de l’image sur le discours. En mathématiques, au collège, la transformation des écritures prend vite une place importante, avec, par exemple, la transformation d’expressions littérales par factorisation ou développement, la résolution méthodique d’équations,… Dès la 6ième, l’élève doit accepter d’écrire plusieurs lignes de calculs avant de pouvoir donner une solution. Certes, il paraît normal, aujourd’hui comme hier, que pour un élève de 6ème cette exigence fondamentale soit nouvelle, et fasse donc l’objet d’un apprentissage méthodique. Mais, maintenant, en 5ème, en 4ème, en 3ème, et même au lycée24, il faut constamment rappeler qu’un exercice de mathématiques n’est pas un jeu de devinette. Les élèves, de façon de plus en plus généralisée, semblent se figer dans une attitude de perplexité face à cette exigence de réinvestissement des apprentissages antérieurs et de raisonnement, propre à l’écrit et plus généralement encore aux langages, qui est très forte en mathématiques. Pour un trop grand nombre de jeunes, ce type de comportement, parfois difficile à dépasser, conduit à une situation d’échec. Une étude statistique canadienne récente révèle que la baisse des résultats en fonction du temps passé devant la télévision est plus forte en mathématiques que dans les autres disciplines. Comment s’en étonner ? La signification de l’image de conception photographique, notamment lorsqu’elle est mobile, donc notamment à la télévision, surgit immédiatement ou jamais. Et comme nous l’avons déjà longuement examiné, dans ses usages courants, tels que les informations et les émissions documentaires, elle ne repose pas sur des raisonnements, sur des cheminements intellectuels comparables à ceux qui s’associent à l’écrit. Devant la télévision, le spectateur, qu’il soit enfant ou adulte, est beaucoup plus dans un état d’attente émotionnelle que de concentration à caractère intellectuel. La culture télévisuelle tend donc à développer des comportements d’attente des significations ; et nous laissons faire ; disons plutôt : l’école laisse faire. En plus, à la télévision, dans les émissions de jeux faisant intervenir la culture générale, le discours, l’écrit, le temps de réflexion est limité et les réponses tombent le plus souvent sans aucune justification. Une véritable entreprise de promotion de ce besoin d’immédiateté. Ces comportements finissent par se structurer en véritable contre-formation, c'est-à-dire en formation engendrant chez les jeunes une résistance importante aux exigences particulières à l’apprentissage et à l’usage de l’écrit. Leurs manifestations ne doivent pas être considérées comme un refus d’apprendre ou de s’investir dans les activités proposées, ni même comme une forme de passivité chronique. Elles relèvent dans un premier temps, d’un questionnement que la diversification des processus d’accès à la connaissance propre au monde moderne rend parfaitement naturel. A travers les écrans l’offre est importante. Sa diversité satisfaisait facilement la curiosité des enfants. D’un point de vue pédagogique, les connaissances et les structures d’acquisitions sont extrêmement superficielles. Mais les enfants ne peuvent pas en avoir conscience, pas plus que des conséquences sur leur façon d’apprendre, sur leurs rapports au savoir. La réponse à apporter est évidemment d’ordre pédagogique et elle ne peut relever que de l’école et de l’ensemble du système éducatif. Ainsi, actuellement, et cela depuis plusieurs décennies, cet effet de la télévision place dès l’enfance une hypothèque très lourde sur les rapports à l’écrit et à la connaissance des adultes, et concerne surtout les personnes qui quittent, ou ont quitté, l’école trop tôt, par exemple pour un apprentissage avant la fin d’une scolarité normale au collège ou juste après.

         Notre troisième aspect du développement de la résistance aux apprentissages scolaires est celui des difficultés dans la reconnaissance des signes. A 11 ou 12 ans commence le stade des opérations formelles, c'est-à-dire l’âge à partir duquel l’enfant doit commencer à effectuer des opérations sur d’autres opérations. Ainsi, en mathématiques, le jeune est confronté aux problèmes de proportionnalité, au calcul littéral, à des raisonnements mettant en œuvre des notions de géométrie, …, qui se traduisent par la découverte de nouveaux symboles de plus en plus nombreux, donc, à l’écrit, par une exigence de rigueur de plus en plus forte. Les résistances, qui, pour moi, sont apparues dans les années 80, ne se situaient pas particulièrement au niveau de la compréhension des nouvelles règles, mais dans leurs mises en application, dans leurs utilisations, notamment pour acquérir d’autres connaissances. L’appropriation de nouvelles notions semble maintenant s’accompagner d’un besoin de transformer les notations conventionnelles, de façon inconsciente, à les personnaliser. Aujourd’hui avec les SMS la tendance apparaît au grand jour : les jeunes inventent leurs propres mots, dont l’usage, d’abord interne à des groupes restreints, finit par transpirer jusque sur les copies d’examen.  Ce phénomène pourrait attribué au développement de l’individualisme,  mais pour moi, derrière cette évolution, apparaît d’abord une véritable remise en question, des exigences s’associant à l’enseignement des outils intellectuels, tels que le discours, surtout l’écrit, le calcul, les mathématiques, à l’origine desquels se situent des notations conventionnelles dont il faut bien accepter toute la rigueur. Elle me paraît se situer dans la logique des effets potentiels de l’image de conception photographique tels que nous les avons dévoilés. Or nous savons que l’apprentissage des mathématiques est exigent envers la maîtrise de la langue maternelle. Les mathématiques se construisent sur d’autres langages et possèdent donc une structure de langage vraiment exacerbée. Les exigences envers les notations conventionnelles y sont très fortes. Et il est évident que cette nouvelle forme d’appropriation, où le signe perd sa rigueur, ne peut que freiner l’évolution des apprentissages, car les notions ainsi acquises ne sont jamais « opératoires », elles ne peuvent pas être réinvesties pour acquérir de nouvelles notions.

         D’autre part, je rappelle, car je l’ai déjà dit, que l’image de conception photographique est faite de plages, souvent polychromes, alors que le signe écrit est fait de lignes fines monochromes. Devant la télévision la mémoire subit donc une orientation vers une mémorisation naturellement globale où interviennent, éventuellement, des repères s’associant à la composition et au format de l’image, mais qui restent des plages. Comparativement, pour nos enfants imprégnés d’images, l’écrit, les mots, les phrases, et le dessin, faits de lignes fines, présentent donc un caractère très artificiel et je pense, qu’en raison de cette orientation, sa reconnaissance et sa mémorisation requièrent maintenant une nouvelle implication pédagogique.

         Il me paraît nécessaire pour terminer avec cette question sur l’appropriation des symboles d’apporter quelques précisions sur les notions de représentation et d’abstraction. Car les symboles, les mots, les phrases, les dessins, ne peuvent avoir du sens que si dans la mémoire ils s’associent à des représentations, au souvenir de choses vues, de manipulations. Disons immédiatement, pour présenter le problème, que les capacités d’abstraction que certains semblent posséder plus que d’autres, ne reposent pas sur une éventuelle capacité à se passer de représentations. Cette idée très répandue, même chez les enseignants, est une erreur, une erreur gravissime. Les représentations sont indispensables à toute forme d’apprentissage et d’activité intellectuelle. Prenons des exemples de difficultés dues à la question des représentations. Dans le film « Être et avoir » l’instituteur fait réciter avec un certain acharnement la suite des nombres entiers à une élève qui oublie à chaque fois le nombre 6. Plutôt que de revenir à des collections d’objets, il choisit le « par cœur », qui, dans ce cas, est bien la plus mauvaise solution. Si cette élève, ne présentant pas de handicap, n’arrive pas à retenir la position du 6 entre le 5 et le 7, après disons deux tentatives, c’est que les représentations ne sont pas acquises. C’est clair et net. 6, c’est un objet de plus que 5 et un  objet de moins que 7. Autre exemple : comme dans beaucoup d’autres pays, en France, à partir de 1987, la majorité des enfants a appris à compter en apprenant par cœur la suite numérique : 1 – 2 – 3 – 4 … C’est sur une idée d’une psychologue américaine, dont le nom a peu d’importance, que notre école s’est encore une fois abandonnée à cette hérésie mathématique. Elle semblait répondre parfaitement au besoin, extrêmement destructeur, de faire « coller » les apprentissages scolaires à l’évolution des utilités immédiates dans l’environnement des enfants, qui se manifestait de façon très forte dans toute la société et qui, malheureusement, reste toujours très fort. Il semblait que les enfants étaient plus vite qu’autrefois confrontés à l’utilisation des nombres pour repérer : repérage des chaînes de télévision, des maisons ou des appartements dans les rues, … En 1999, une évaluation révèle une première fois une baisse importante des performances des élèves de CM2 dans la maîtrise du calcul. Elle sera confirmée en 200725. En effet les nombres ont deux fonctions : une fonction cardinale, celle du dénombrement, de l’évaluation des quantités, et une fonction ordinale, de numérotage, celle qui est mise en application dans le repérage. Mais la seconde n’est qu’une conséquence de la première. Lorsque la première est acquise, lorsque les représentations par la manipulation de collections sont bien installées, la fonction ordinale émerge d’elle-même, mais le cheminement inverse est  impossible. L’enfant constate, par lui-même ou après incitation, que le paquet de 6 objets en contient un de plus que celui de 5 et un de moins que celui de 7. En outre, la fonction ordinale n’est pas la seule à émerger pratiquement d’elle-même. Ces représentations, les paquets d’objets, sont aussi les fondements de l’addition puis de la multiplication. Quand l’enfant regroupe le paquet de 3 objets avec celui de 4 il forme un paquet de 7 objets, et quand il regroupe 2 paquets de 3 objets il forme un paquet de 6 objets.  Que nous apprennent ces deux exemples ? Premièrement, qu’un  enfant qui a une bonne mémoire des signes peut très bien réciter par cœur la suite numérique sans associer de représentations solides aux nombres, donc sans savoir réellement compter. C’est clair et net ! Et, effectivement, après la mise en œuvre d’un apprentissage du nombre par « comptage-numérotage », en 1987, la proportion d’enfants maîtrisant correctement le calcul à la fin de l’école primaire s’est progressivement effondré.  Deuxièmement, qu’il ne faut pas exiger trop vite une mémorisation « par cœur ». Troisièmement, qu’il ne faut pas préjuger de l’avenir scolaire d’un enfant qui montre des difficultés dans l’apprentissage « par cœur ». Il a certainement besoin de donner du sens à ce qu’il apprend. Il faut donc lui permettre de consolider ses représentations, c’est-à-dire de renforcer les fondations de ses apprentissages. Maintenant voyons comment se situe l’abstraction par rapport aux représentations. Les fondements de l’addition et de la multiplication reposent encore sur des représentations qui se forment initialement en assemblant des collections d’objets et en recomptant. Par contre, par la suite, l’apprentissage d’un système de numération, comme le système décimal est déjà une étape importante vers l’abstraction. L’élève entre vraiment dans l’abstraction lorsque on lui demande de concevoir la multiplication comme un moyen de réduire l’écriture de certaines additions26, la notion de puissance comme un moyen de réduire l’écriture de certaines multiplications27. Le lien avec les représentations de base, celles qui s’associent aux collections utilisées pour l’apprentissage des nombres, s’effectue alors par l’intermédiaire de symboles, de signes qui s’enchaînent entre eux. Ces signes forment des chaînes de représentions. Certains maillons des différentes chaînes ainsi formées par les apprentissages trouvent souvent des connections avec la réalité comme, par exemple, avec la mise en application du système décimal dans les mesures. L’enseignant doit les mettre en évidence. Elles sont toujours utiles. D’où une exigence de transdisciplinarité qui ne signifie pas que le professeur de mathématiques, par exemple, va devoir faire un peu de tout et n’importe quoi dans le cadre de son enseignement. Non, cette transdisciplinarité doit d’abord être apparente dans les programmes, auxquels les emplois du temps et l’organisation du temps scolaire doivent venir ensuite s’adapter. Pour finir, je vais dire que les difficultés d’abstraction, contrairement à une idée trop répandue, apparaissent lorsque la chaîne des représentations  est rompue, lorsqu’elle comporte des absences. Et que ce problème relève de la qualité des apprentissages avant de relever des compétences individuelles de mémorisation. D’autre part pendant les premières années d’apprentissages de l’écrit, c’est-à-dire pendant toute la durée de la phase d’entrée dans le monde de l’écrit, la qualité des représentations est primordiale. L’avenir scolaire de l’enfant se construit sur ces premières représentations. Elles vont devenir les fondations de l’édifice de ses connaissances. Il ne faut donc surtout pas opposer abstraction et représentations.

         Notre quatrième aspect du développement de la résistance aux apprentissages scolaires se présente comme une déstabilisation, sans cesse renouvelée, des capacités d’attention, de concentration et d’écoute dans toutes les situations d’apprentissage. Certaines activités manuelles répétitives peuvent, éventuellement, être exécutées en pensant à autre chose. Mais il est évident qu’aucun adulte ne peut faire un calcul, lire un texte inconnu comme il pratique certaines de ces activités manuelles répétitives. Il en est de même pour un enfant. Il ne peut apprendre une poésie, faire un exercice de mathématiques, lire un livre en pensant à autre chose. De façon générale toutes les activités intellectuelles exigent une mobilisation très importante, toujours totale, de la pensée. Or, je l’ai déjà dit, devant la télévision le spectateur est dans une situation d’attente émotionnelle, comme dans ses contacts avec la réalité quotidienne: les rencontres avec les amis ou la famille, les sorties, les visites…  Il est là en dilettante, dans une situation d’attente qui n’est pas une mobilisation à caractère intellectuel, même devant les émissions documentaires. La mobilisation peut être totale, elle est effectivement très souvent totale, mais elle a, de façon générale, un caractère fortement émotionnel et non intellectuel. Il « reçoit »  ainsi toutes sortes d’informations sans faire d’effort particulier d’attention, de concentration, d’écoute, et il fait, de façon insidieuse, l’apprentissage d’une passivité intellectuelle qui est  une forme de résistance différente du « besoin d’immédiateté » que nous avons précédemment observé. Ainsi, toujours de façon très générale, la télévision a le pouvoir d’engendrer une attitude de passivité intellectuelle qui ne peut conduire qu’à des difficultés de concentration dans toutes les situations d’apprentissage.

         Mais que sait faire l’école ? Exiger un peu plus de docilité intellectuelle, ne résout pas le problème de l’attention, de la concentration et de l’écoute, car en fait, les enfants n’ont souvent pas les moyens de faire cet effort, notamment la motivation. Pour être vraiment attentif il faut d’abord être motivé.  Et, je le redis, la docilité exigée, imposée, obtenue par l’autorité28 n’est pas un facteur d’apprentissage efficace. Elle n’engendre jamais une mobilisation intellectuelle véritable. Cette docilité porte toujours l’empreinte d’une forme de passivité plus ou moins lourde. De toute façon, aujourd’hui, les enfants ne savent pas que faire pour être attentifs, puisque, devant la télévision, dès l’âge de un an, ils accèdent à une forme de connaissance sans être particulièrement attentifs. Une situation complexe que le jeune Marcel Pagnol, par exemple, n’a pas connue29.

         J’ai soulevé au passage la question de la motivation. Elle a été fortement entamée par un recul de plus en plus prononcé et généralisé à l’égard des utilités externes des apprentissages scolaires. Ce recul pourrait se présenter comme un cinquième aspect de notre phénomène de résistance. Mais il ne peut être considéré comme un effet particulier de la télévision et de l’image de conception photographique. Alors oublions quelques secondes la télévision. Les calculatrices ont enlevé à la maîtrise du calcul, écrit et mental, à celle des quatre opérations pratiquement toutes leurs utilités externes immédiates. L’apprentissage du calcul se justifie maintenant essentiellement par son intérêt dans l’apprentissage des mathématiques elles-mêmes, pour lequel, il faut être bien conscient, qu’il est indispensable. Un défit pédagogique colossal ! Globalement, aujourd’hui, tout l’environnement technologique a donc considérablement réduit les utilités externes immédiates des apprentissages scolaires fondamentaux. Les incidences sur les motivations au niveau de l’école primaire et du collège sont fortes, tant que la sensibilité des enfants ne leur permet pas de donner une signification personnelle aux apprentissages en cours. Une sensibilité qui ne peut plus être associée, comme il y a un siècle, à des questions de survie immédiate, aux savoirs et savoir-faire nécessaires à la vie de tous les jours, ou à des besoins d’émancipation à court terme. Car je rappelle, qu’à l’âge des apprentissages fondamentaux, les enfants ne se projètent pas sur le long terme. Par contre leur sensibilité aux activités artistiques et culturelles est forte. Je pense même que leur besoin d’émancipation intellectuelle par le biais d’activités artistiques s’est développé avec la télévision de façon importante. C’est donc encore à la pédagogie d’utiliser cette sensibilité pour développer des motivations à l’égard des apprentissages scolaires fondamentaux. Elle me paraît susceptible d’être beaucoup plus efficace que le jeu qui ne développe pas des motivations durables.

 

Renvois :

24 - J’ai même entendu des enseignants exerçant à l’université dire qu’ils observaient des manifestations de plus en plus fréquentes de ce besoin d’immédiateté.

 

25 - Je fais référence aux travaux de Rémi Brisseau.

26 - 3+3+3+3 s’écrit 4x3

 

27 - 5x5x5 s’écrit 53

28 - Encore une fois, je ne remets pas en cause l’autorité qui se traduit premièrement par une exigence de respect envers les adultes et entre les élèves, puis de comportement adapté au fonctionnement de la classe, deuxièmement dans un contrôle continu du travail des élèves. Bien au contraire.

29 - Je fais référence au film « La gloire de mon père ».

 

 

 
3 - Les dangers, pour tous, de façon plus générale

 

Les programmes de télévisions entretiennent d’importantes confusions. Quels sont leurs dangers réels ?

 

         Je l’ai déjà dit, dès ses premières utilisations, l’image de conception photographique a acquis un statut de preuve. Il est maintenant bien installé dans l’inconscient collectif, et aussi bien réel, comme en témoigne sa place sur les cartes d’identité, les passeports, dans les activités scientifiques, dans la photo de famille, … Et pourtant, la croyance selon laquelle l’image de conception photographique serait aussi un outil de manipulation est forte. Effectivement son réalisme, les effets de la découpe dans l’espace et le temps, sa position dans l’espace de présentation, permettent de susciter des émotions, d’engendrer des sentiments, de conforter et même de suggérer des idées. C’est incontestable. Ce pouvoir de manipulation souvent évoqué dans certains médias fait peur. Comment l’interpréter et lui donner du sens ? Où sont ses limites ? Par exemple, avec les images subliminales peut-on vraiment atteindre l’inconscient ? Posons un peu les pieds sur terre ! Les expériences réalisées, remarquables certes, n’ont jamais abouties à la moindre utilisation sérieuse. Elles relèvent du domaine du spectacle, même de l’illusion. Par contre, à cet égard, nous savons déjà avec une absolue certitude que le discours, le dessin et la peinture n’ont vraiment rien à envier aux pouvoirs de la photographie. Comme en témoigne les caricatures de Charlie Hebdo et de façon générale l’histoire du dessin. Ce que confirment le succès des « Guignols de l’info » à la télévision, dont les séquences s’apparentent à des retransmissions de petites scènes de théâtre. Le dessin animé, le film d’animation, comme le théâtre me paraissent posséder les mêmes pouvoirs. En effet, le dessin animé reste du dessin, même s’il fait de plus en plus référence, ou s’il renvoie de plus en plus, à des images de conception photographique. Il apparaît même que dans les espaces à vocation humoristique, de façon très générale, les montages réalisés avec des images de conception photographique sont incapables de produire des effets aussi puissants que le dessin. Pourquoi ? Parce que la référence à telle ou telle personne, religieuse ou politique, s’effectue par l’intermédiaire d’un acteur qui joue un rôle mais ne représente que lui-même; n’étant pas directe elle entretient un doute, nécessairement très modérateur sur l’effet recherché. Alors que la caricature dessinée fait directement référence à une personnalité en mettant en avant des ressemblances, surtout ses caractères les plus forts. Par contre dans la publicité, dont il faut associer les espaces d’expression à tous ceux qui sont à vocation humoristique parce que de nombreuses formes de montages y sont permises, l’image de conception photographique est en général plus efficace car le « message » est direct ; les acteurs jouent des rôles assez mal définis et ne représentent en fait qu’eux-mêmes. Les personnages joués n’ont pas vraiment d’identité.

         Finalement, en dehors des espaces réservés aux montages à caractère humoristique ou à la publicité, bien délimités et signalés selon la loi, donc lorsque l’image de conception photographique est utilisée pour informer de façon honnête, sans intention de tromper, elle apporte en plus sa propre part de vérité. Ce qui laisse à son destinataire un potentiel d’interprétation personnelle jamais négligeable, souvent très important. Cette part de vérité peut être très différente de celle que les concepteurs du message ont tenté de mettre en évidence, ou, éventuellement, vient s’y ajouter. Autrement dit, de façon générale, les modes d’expression traditionnels, notamment l’écrit, le dessin et la peinture, présentent encore un pouvoir de suggestion et d’orientation de la pensée bien supérieur à celui de l’image de conception photographique. Cette dernière possède par contre un pouvoir d’évocation extrêmement fort, beaucoup plus fort qu’aucun autre mode d’expression, qui est du évidemment à sa valeur de preuve. Cependant, dans l’information et illustration, son utilisation pour suggérer des idées et pour orienter la pensée est extrêmement complexe car il fait appel à des ressorts culturels difficilement prévisibles. Des dirigeants du Front National, qui ont cru pouvoir reprendre des photographies extraites de vidéos réalisées par les terroristes de EI pour tenter de prouver que la comparaison de leur action avec celle de ces terroristes faite par un journaliste n’avait pas de sens, en ont fait récemment les frais. Comme je l’ai montré en introduction, les vidéos faites par les terroristes font intégralement partie d’un projet et d’un acte terroriste. Tenter d’y prélever des images pour les détourner et les utiliser dans un projet d’information ne pouvait être que voué à l’échec, malgré tous les éléments de langages et les efforts d’explication associés aux images choisies. Elles restent indéfectiblement attachées à un acte terroriste et leur utilisation ne peut que prolonger cet acte terroriste. Le référent adhère. Dans des cas pareils, la dichotomie entre image et discours est absolument totale.

         De façon à rester sur un registre de neutralité politique tout au long de la partie technique de cette étude, je me contenterai de souligner le niveau de méconnaissance du fonctionnement de l’image de conception photographique jusque chez les personnes qui prétendent aux plus hautes fonctions politiques, comme dans toute la société. Mais, dans la conclusion, je donnerai mon point de vue sur les dangers que présente cette situation pour la démocratie. Je suis aussi pratiquement certain que les chaînes d’information qui choisissent de ne pas publier les vidéos des terroristes le font en appliquant une règle de déontologie à caractère humaniste, sans réellement connaître le fonctionnement des images de conception photographique.         

         En résumé, l’emploi de l’image de conception photographique comporte donc toujours une part très forte d’abandon ou de délégation du travail d’identification et d’interprétation aux destinataires. Cette part d’abandon existe aussi avec l’écrit, la peinture et le dessin, mais elle est, en général, nettement plus faible, beaucoup plus faible. En moyenne ou de façon générale avec l’image de conception photographique, sans être totale, elle est  vraiment très importante. Disons plus simplement, et autrement, qu’il est très difficile, voire impossible, de lui faire dire ce qu’on peut avoir envie de lui faire dire. Voilà ce qui fait de sa très forte pénétration dans les espaces de vie une véritable révolution. J’insiste fortement en essayant d’être encore plus précis. L’écrit laisse bien une part d’interprétation personnelle à chaque lecteur. Elle peut même être parfois assez importante lorsqu’il a une dimension artistique. Mais dans l’information, à l’égard de ce qui fait la connaissance et même l’histoire, elle est toujours infiniment plus faible que celle que laisse l’image de conception photographique. 

         Ainsi, bien que dans les espaces dédiés à l’information elles soient formellement interdites et réprimées par la loi, se sont essentiellement les tentatives d’utilisation abusive, ou de détournement des images qui peuvent être éventuellement redoutées. Comme, par exemple, associer à la description d’un évènement des images d’un autre évènement, présenter des images fortement retouchées, des scènes jouer ou rejouer selon les pratiques du cinéma de fiction. Et, justement, depuis quelques années, avec l’apport du numérique et de la technologie des effets spéciaux, le cinéma de fiction sature les écrans de séquences époustouflantes de réalisme. Ce qui incitent certains à redouter encore davantage les tentatives de détournements notamment dans l’actualité. Mais leur réalisme, finalement, ne résiste pas à la sagesse qu’une expérience de la vie, même assez courte, et un peu de culture générale permettent d’acquérir, c’est-à-dire à un véritable pouvoir d’interprétation. Ces risques de détournements sont, certes, bien réels, mais pas aussi dangereux qu’ils paraissent à priori. L’histoire récente montre que la moindre tentative est très vite dénoncée. Nous tenterons de voir un peu plus loin sur quoi reposent les limites de ces tentatives de détournement.

         Cependant constatons d’abord que pour les enfants tout ce qui s’apparente au cinéma de fiction présente des dangers bien réels, et plus ils sont jeunes, plus il faut être vigilant, notamment envers les  espaces dédiés à la publicité où elle se manifeste de façon perverse ; (car je considère que la publicité s’apparente à de la fiction, mais n’est pas vraiment reconnue comme telle). En ce qui concerne la fiction, reconnue comme telle, le signalement des films mérite tout de même un niveau de confiance assez élevé. Mais, de façon générale, les parents doivent être prudents, car l’image de conception photographique possède un pouvoir de captation très fort et même lorsque les enfants jeunes paraissent absorbés par leurs jeux elle parvient à les distraire, ponctuellement, pour des moments peut-être courts mais fréquents, ce qui, en général, échappent très facilement à la vigilance des adultes. En ce qui concerne la publicité sa présence sur les écrans est particulièrement forte, envahissante et, encore une fois, très perverse. Le message y repose sur une alliance entre images ou entre discours et image pas toujours facile à saisir, notamment par les plus jeunes et cela pour les raisons déjà longuement examinées. Mais là n’est pas exactement le problème. En fait, dans le brassage des programmes de télévision, entre actualités, documentaires, fiction, publicité, …, et aussi dans l’offre complexe de tous les autres écrans, lorsque les enfants sont encore trop jeunes pour comprendre eux-mêmes les signalements, et aussi, de façon plus générale, lorsque le traitement technique finit par faire oublier le caractère publicitaire d’un message, ou fictifs des jeux vidéo et des films de fiction, c’est encore le réalisme de la fiction, qui me paraît dangereux. Il peut inciter à des gestes, à des expérimentations franchement criminelles ou suicidaires dans une forme d’inconscience très dangereuse. Celle qui consiste, tout simplement, à s’abandonner à des gestes dont la dangerosité, pourtant établie par l’éducation, est plus ou moins remise en doute ou affaiblie par l’image fictionnelle, son réalisme trompeur, sa fausse valeur de preuve. Car en raison d’abord de sa nature puis de ses usages institutionnels l’image de conception photographique passe toujours à priori pour réaliste. Sinon, quel serait l’intérêt des fictions cinématographiques ? D’une certaine façon la valeur de preuve « adhère ». Il faut donc déjà posséder une expérience de la vie, une culture, une éducation, une instruction suffisantes pour pouvoir déceler à temps ce que le traitement technique et la mise en scène ont pu introduire de fictionnel dans les images. D’où une exigence de vigilance élevée. Or, je l’ai déjà dit et redit, à l’égard de l’éducation et de la formation intellectuelle des enfants, la publicité, notamment, se présente sur les écrans de façon très perverse. Elle est faite pour inciter à consommer. Elle touche à la réalité mais la séquence publicitaire est conçue comme une fiction. Le problème se situe donc très au-delà du fait qu’elle traite les enfants comme des cibles commerciales, bien que ce fait ne soit déjà pas négligeable. Mais la publicité n’est pas seule en cause. Toutes les fictions réalisées avec des images de conceptions photographiques et non rigoureusement conçues pour les enfants présentent des dangers bien réels, en fonction de leur âge bien sûr. Des dangers qui donc s’atténuent progressivement avec l’âge, l’expérience, l’éducation et la formation intellectuelle, jusqu’à pratiquement disparaître, au moins chez la majorité des adultes. Pour ce qui est des fictions conçues pour les enfants en fonction de leur âge nous pouvons avec, toutefois, un minimum de précaution faire confiance au pouvoirs publics. Mais, surtout à l’égard de la publicité, leur vigilance me paraît insuffisante. Car, actuellement, je considère que les parents peuvent très difficilement faire mieux pour protéger leurs enfants. Comment regarder la télévision et en même temps les surveiller ou s’occuper d’eux ? Pour faire vraiment mieux, il faudrait donc, qu’eux-mêmes ne regardent plus la télévision. Est-ce possible ? C’est une solution qui présente d’autres dangers, pour les parents et pour les enfants. J’ai déjà insisté avec force sur ceux très sensibles des rapports à la modernité, à l’information et de l’isolement. Est-ce la plus mauvaise ? A mon avis très certainement, car elle relève de la politique de l’autruche. Il est très difficile de peser le pour et le contre. La télévision appartient à la modernité qui est un phénomène extrêmement compliqué. Les parents, même en s’en privant eux-mêmes, peuvent-ils réellement soustraire leurs enfants à ses effets? Ses chaînes et ses programmes sont disponibles sur les ordinateurs, les tablettes et les téléphones, … chez les grands-parents, … chez leurs petits camarades. Une surveillance vraiment efficace est totalement impossible. Elle ne peut relever que d’une forme de fantasme. De toute façon, je répète encore une fois ce que j’ai déjà dit et redit, à travers la télévision c’est l’image de conception photographique qui est au centre de notre problème. Alors, dans le monde actuel, quelles limites donner à cette censure ? Cette image est partout. D’autre part, peut-on réellement fixer un âge pour commencer l’éducation du futur téléspectateur ? Ne faut-il donc pas plutôt voir le problème autrement ? Car, je rappelle, que l’image de conception photographique permet de reporter à plus tard ou de déléguer un travail d’interprétation parfois impossible à faire immédiatement. Ainsi, son intervention dans les activités intellectuelles se présente comme un outil générateur de puissance, d’efficacité et de progrès. Il faut donc bien que les apprentissages qui s’y associent commencent à un âge ou à un autre.

         Je me permets de revenir sur la publicité et d’y consacrer encore quelques lignes. Je ne comprends pas son évolution. Elle me paraît suicidaire, pour elle-même et ses promoteurs évidemment. D’abord la conception des messages est corsetée par des concepts qui ne laissent pratiquement plus aucune place à l’imagination. Celle des publicitaires ne semble plus digne de ce nom. A force de chercher à faire simple ils finissent par traiter les téléspectateurs comme des demeurés. Ensuite sur trop de chaînes, la fréquence des mêmes messages et la longueur des pages de publicité sont devenues de véritables repoussoirs. J’avoue ne pas supporter ces coupures et éviter le plus possible certaines chaînes même lorsqu’elles proposent des émissions susceptibles de m’intéresser. De toute façon pendant les séquences de publicité je coupe le son et je fais autre chose, comme beaucoup. D’autres enregistrent et enlèvent la publicité au moment du visionnage. Je suis absolument certain que nous sommes nombreux, très nombreux, à agir ainsi. J’aimerai donc savoir quelle est son efficacité réelle. Finalement, le secteur d’activité qui s’est développé autour de la publicité télévisuelle a-t-il vraiment un intérêt économique autre que celui de faire travailler et vivre un certain nombre de personnes ? Autrement dit je me demande si les messages pour tel ou tel produit ont encore quelques effets sur les ventes, sur la consommation. Je me demande même si, parfois, ils n’ont pas un effet opposé. D’un point de vue économique, une situation pareille présente finalement tous les caractères d’une bulle spéculative. De toute façon cette évolution s’est faite au détriment de la qualité des programmes et des émissions. Elle a énormément dégradé l’intérêt d’un média, a priori, porteur d’un potentiel important d’un point de vue culturel. Il est bien sûr maintenant très difficile, voire impossible, de trancher dans le vif en prenant le risque de détruire de l’emploi. Actuellement, nous n’avons pas besoin de çà. Je pense donc que la création d’un service public élargi, avec des chaînes d’information spécialisées, sans la moindre publicité, mérite d’être étudiée sérieusement. C’est une solution qui permettrait de corriger en douceur le système actuel. L’investissement dans un tel projet serait rentable à tout point de vue, notamment éducatif, et les téléspectateurs finiraient par accepter une augmentation raisonnable mais efficace de leur contribution. Finalement, ne s’impose-t-il pas ?    

 

Un des principaux dangers du couple formé par la télévision et l’image de conception photographique : le besoin d’immédiateté.

Ses effets destructeurs chez les adultes.

 

         Jusque là j’ai beaucoup insisté sur les origines de la dichotomie entre le discours et l’image de conception photographique puis sur ses conséquences dans l’apprentissage du discours. Celui-ci s’effectue essentiellement à l’école et concerne donc surtout les enfants. Pour traiter au mieux l’hypothèse avancée nous devons maintenant nous intéresser un peu plus aux adultes, autrement dit aller voir plus loin sur la trajectoire des effets. Mais avant de poursuivre je dois écarter un risque de contradiction entre les différentes étapes de mon raisonnement.

         Dire que dans le monde des adultes, et même des adolescents, il existe une croyance assez répandue selon laquelle l’image de conception photographique peut être utilisée pour faire passer de fausses informations paraît, effectivement, en contradiction avec le fait constaté qu’elle bénéficie d’une valeur de preuve, extrêmement forte. La réalité de cette valeur de preuve s’impose à travers ses utilisations par la police, la justice, les sciences et même la photographie de famille, ne serait-ce qu’avec la photographie d’identité, par exemple. Elle s’est ancrée dans l’inconscient collectif. Je rappelle que cette valeur de preuve est, pour moi, à l’origine de l’évolution des rapports à l’histoire auxquels nous nous intéressons. D’abord, la croyance en question, à mon avis, ne peut pas apparaître avant l’adolescence, car elle repose, tout de même, sur la possession de quelques outils intellectuels. Et pour ma démonstration, en ce qui concerne d’abord les adolescents, il me faut, en fait, rappeler avec quelques nuances le mécanisme que j’ai déjà décrit. Car cette croyance peut parfaitement s’inscrire sur la trajectoire des effets de la télévision, dans le prolongement des premières découvertes de l’enfant qui se situent vers l’âge de 1 an. J’en rappelle brièvement les mécanismes. A travers la télévision, l’image de conception photographique vient satisfaire sa curiosité naissante, alors que, pour lui, les discours qui l’accompagnent ne sont pas encore audibles. Au fil du temps, elle engendre des motivations que l’école ne parvient pas à détourner vers l’écrit, parce qu’en fait, prisonnière de ses conceptions elle refuse de se saisir des premières découvertes de l’enfant, ou ne sait pas le faire, espérant qu’une exigence de docilité finira par remédier, au moins partiellement, à ce manque originel de motivation, ou que des hasards de la vie vont venir la relancer. Mais malheureusement, par défaut d’une approche méthodique de la question, pour beaucoup trop de jeunes ce manque de motivation pour l’écrit perdure et même s’accentue et, de fil en aiguille, aboutit, finalement, vers l’adolescence, à une contestation de l’expertise. Intérieurement, je pense qu’elle porte d’abord sur l’expertise qui s’exprime à travers les écrans, donc principalement celle des journalistes, de leurs commentaires. Elle se poursuit ensuite de façon plus visible à l’école envers le savoir institué. J’ai déjà décrit de façon à peine caricaturale une manifestation de plus en plus fréquente de cette contestation de la part des adolescents au sein de l’école. Ainsi, je pense que, de façon générale, pour les adultes comme pour les adolescents, la croyance selon laquelle, par le biais de la télévision et des autres écrans, l’image de conception photographique permettrait de faire passer de fausses informations, se présente comme une contestation de l’interprétation experte, en commençant donc par celle des journalistes et des spécialistes convoqués sur les écrans. Disons, pour être plus précis, qu’elle se présente comme une contestation de la présentation et de l’interprétation médiatique des images et non des images elles-mêmes, de leur contenu. Elle repose sur des interprétations personnelles, et, en fait, lorsqu’elle se présente ainsi elle ne concerne pas l’image mais sa destination et les discours qui l’accompagnent avec le caractère officiel que leur donnent les médias. Le risque de contradiction évoqué plus haut est donc écarté.

         Je l’ai déjà dit, les adultes ne sont pas épargnés par les effets de la télévision, ils sont même particulièrement concernés, même si leur contestation de l’expertise est plutôt retenue ou se manifeste de façon beaucoup plus modérée, donc moins évidente. Car, lorsque la télévision et l’image deviennent pratiquement la seule source d’information, le glissement vers ce type de comportement est plus ou moins inéluctable. J’hésite encore à dire qu’il se produit une forme de régression intellectuelle, comme un retour vers certains comportements intellectuels de l’adolescence, mais d’un point de vue strictement intellectuel nous n’en sommes peut-être pas très loin. Des comportements qui, toutefois, restent en général très discrets. Je m’explique. Celui qui apprend à lire, à écrire, à compter, à raisonner, à résoudre des problèmes, d’abord à l’école primaire, puis au collège et au lycée, apprend en même temps, nécessairement, à freiner un besoin d’immédiateté. Il apprend ainsi de façon encore plus générale, à inhiber ses intuitions, à prendre le temps de la réflexion. Bien sûr, plus ses études seront longues et plus ses capacités à maîtriser son besoin d’immédiateté, à inhiber ses intuitions s’encreront solidement, durablement. En plus, celui qui a fait de longues études continue, en général, dans sa vie professionnelle au moins, à pratiquer l’écrit de façon active. Le besoin d’immédiateté relève peut-être de la nature humaine mais l’image de conception photographique a tendance à le développer très fortement à travers la télévision. Elle tend même à l’exacerber. Car, je le rappelle, sa signification est nécessairement immédiate, surtout avec les images mobiles, donc à la télévision. Au cinéma aussi, évidemment ; mais lorsque que pour voir un film, que se soit une fiction ou un documentaire, il fallait se rendre dans une salle adaptée, sa présence et sa pression quotidiennes n’avaient pas autant de force et de constance et les effets de ce phénomène d’immédiateté étaient donc relativement limités. Ils pouvaient s’atténuer et même peut-être disparaître. Les adultes comme les adolescents et les enfants jeunes sont maintenant exposés à une sorte d’imprégnation et à une culture de l’immédiateté engendrées l’une et l’autre par l’abondance d’images de conception photographique ou, même parfois, seulement par la puissance de captation individuelle de l’image ou de la séquence, c’est-à-dire à une pratique, qui tend à devenir habituelle, d’interpréter personnellement les images sans écouter les discours qui les accompagnent. Et cette culture de l’immédiateté a un corollaire très inquiétant : le simplisme.

         Alors, justement, je pense, que le couple formé par la télévision et l’image de conception photographique a le pouvoir de détruire assez rapidement quelques uns des acquis fondamentaux de l’apprentissage du discours, notamment lorsque celui-ci n’est plus pratiqué de façon active, sans pour cela faire des adultes qui en sont victimes des illettrés. Il existe effectivement une pratique passive du discours lorsque celle-ci s’arrête à la lecture rapide de quotidiens régionaux, de quelques notices techniques de temps en temps, de recettes de cuisine, de romans se situant à la marge de la littérature, … c’est-à-dire lorsque la confrontation à l’élaboration de textes devient trop rare ou lorsque le discours n’est plus associé à une réflexion soutenue. Dans l’échange de SMS par téléphone, dans les réseaux sociaux, sur internet, la pratique de l’écrit reste très passive, voire indigente. Nous pouvons même dire que dans ce monde de l’image, le recourt à l’écrit pour s’informer, communiquer et afficher un semblant de culture ne se manifeste plus avec des exigences aussi fortes qu’autrefois. On assiste même à l’émergence d’une nouvelle forme d’écriture, phonétique, au potentiel d’expression très limité, qui résonne un peu comme un rejet de la langue maternelle, de ses origines, de son orthographe, de sa grammaire. On peut, éventuellement, considérer que la modernité, celle des smartphones et des tablettes, offre à des personnes, surtout des adolescents et des adultes jeunes, qui maîtrisent encore mal, même très mal, leur langue maternelle des occasions d’utiliser des signes écrits pour communiquer. Mais je doute que cette forme de confrontation à l’écrit soit suffisante pour engendrer des motivations plus profondes. Il y a de fortes probabilités pour que ceux qui parviennent à communiquer de cette façon n’aient jamais envie de faire plus. Certains se passent même totalement, ou presque, d’une pratique écrite de leur langue maternelle, souvent de façon inconsciente. En plus, l’idée de culture telle qu’elle se manifeste à la télévision, de façon générale dans beaucoup trop d’émissions et même avec une véritable constance sur certaines chaînes, présente un caractère très « people ». Et les stations de radio ont même tendance à adapter leur discours à celui de la télévision. Il fallait effectivement si attendre car l’association entre l’image de conception photographique et la télévision produit un phénomène d’imprégnation collective. Ainsi nous avons donc, d’une part, la télévision comme paramètre de développement ou d’entretien d’un besoin d’immédiateté très fort, par le biais des effets de l’image de conception photographique. D’autre part, parallèlement, cette même télévision, en tant que source d’information très attractive et trop souvent exclusive, tend à engendrer une pratique passive du discours et laisse ainsi le besoin d’immédiateté se développer. Voilà les deux facteurs qui vont dans un premier temps détruire quelques un des acquis fondamentaux de l’école, de l’apprentissage de l’écrit, sans pour cela conduire à l’illettrisme tel qu’il est défini. Ensuite, lentement mais sûrement, ces deux facteurs vont ouvrir la porte à une dichotomie de plus en plus importante entre image et discours, jusqu’à ce que, de façon générale, les discours, surtout ceux des experts, soient tenus pour négligeables. Ils vont ainsi, finalement, engendrer l’évolution des rapports à l’histoire et à la connaissance qui constitue le thème de ce travail. En fait, dans le monde actuel, malgré un usage de plus en plus important de l’image dans la communication et l’ensemble des échanges, il apparaît à la lumière de ce constat, que, paradoxalement, l’exigence de développement intellectuel par et dans la maîtrise du discours est de plus en plus forte.

         Au début de ce paragraphe j’ai écrit que, dans cette évolution des rapports à la connaissance, la contestation de l’expertise de la part des adultes restait plutôt retenue, qu’elle se manifestait de façon modérée. Mais j’ai noté aussi qu’elle semblait actuellement se libérer plus facilement. J’ajoute maintenant que ce phénomène me paraît vraiment récent, notamment par ses caractères parfois violents. Je parle là de certains mouvements de protestation contre les différentes réformes en cours, touchant l’économie, l’organisation du travail, la mise en chantier de projets d’aménagement déjà amplement débattus, l’éducation, …, sans oublier les traditionnelles manifestations des agriculteurs, elles aussi de plus en plus rapprochées et dont la violence apparaît de plus en plus disproportionnée et contre-productive. Que faut-il en penser ? Cette contestation est attribuée, de façon générale, au contexte économique et social, parfois au développement des intégrismes religieux. Mais ne s’inscrit-elle pas aussi, de façon inévitable, dans cette logique de transformation des rapports au discours et à l’expertise ? Je le pense. Le contexte économique et social fortement dégradé par la montée du chômage et l’inquiétude face à la mondialisation en sont évidemment les facteurs déclencheurs et les principales raisons. Mais la complexité vers laquelle évoluent, tout à la fois, la société, l’économie, le travail, la politique, l’environnement international, …, et les loisirs me paraît être un facteur aggravant, très fortement aggravant. Quand la culture de l’immédiateté et son corollaire le simplisme atteignent un niveau d’imprégnation important, la mondialisation des échanges et la modernité, qui sont les deux principaux facteurs de cette complexité, apparaissent le plus souvent comme des phénomènes étrangers, externes, difficiles à percevoir, à reconnaître et à accepter, tant d’un point de vue intellectuel que culturel. La télévision et l’image de conception photographique semblent ainsi engendrer une forme d’autisme. Mais la formation initiale, très mal conçue, associée à une formation continue, vraiment inefficace laissent finalement une fraction importante de la population totalement désarmée intellectuellement devant les évolutions en cours. On assiste alors à un repli sur les thèses simplistes et populistes entretenues par les tendances les plus conservatrices. Un repli, qui, par son refus des solutions proposées parce qu’on ne les comprend pas, s’apparente un peu à un suicide.

         Par ricochet, les conséquences sur l’école de l’évolution des rapports à la connaissance chez les adultes ne sont pas négligeables notamment lorsque dans le proche entourage des enfants la présence des modèles de comportement qui s’y associent est importante. Dans « l’école des parents30 » que j’appelle de mes vœux, d’abord pour améliorer les relations entre les parents et les professeurs, je crois que cette question doit être aussi prise en compte, avec toute la délicatesse nécessaire, évidemment. En plus, en ce qui concerne la population scolaire actuelle, je rappelle encore une fois qu’il y a beaucoup de parents qui sont nés dans les années 60 à 90. Une réalité dont il faut tenir compte. En moyenne, quand ils étaient enfants, ils ont déjà beaucoup regardé la télévision et ils n’ont aucune raison de ne pas continuer.  Sans les culpabiliser, il me paraît nécessaire de les informer. Car, de façon générale, permettre aux gens de prendre conscience du phénomène, individuellement, constituerait déjà une étape importante vers sa maîtrise, une étape fondamentale qui pour beaucoup serait peut-être suffisante. Mais, encore une fois, je me démarque fermement des discours qui tendent à culpabiliser les parents et l’ensemble des adultes en ignorant les responsabilités de l’école et autres institutions. Dans l’installation de cette situation, comme le montre la complexité des hypothèses développées ici, l’institution scolaire a une part de responsabilité particulièrement importante.

         Pour tous, je pense que les dangers de la télévision ne sont pas assez connus, (encore une fois ce sont en réalité les dangers du couple formé par l’image de conception photographique et la télévision). En fait pour susciter un minimum d’adhésion il ne suffit pas de dire que la télévision est dangereuse, il faut aussi définir ses dangers et leurs mécanismes. Le travail à faire est donc d’abord un travail d’information, car la volonté de renouer un contact suffisant avec le discours, et notamment avec l’écrit, me paraît s’imposer comme la première étape, incontournable. Sans se priver de la télévision je pense qu’il est absolument nécessaire de l’associer à d’autres pratiques culturelles. Cependant, il est vrai qu’au cours des dernières décennies les exigences envers la maîtrise de l’écrit et du discours au niveau d’abord de la formation initiale, puis d’une pratique régulière, se sont d’abord sensiblement élevées, mais elles se sont surtout étendues à toute la société. Ces deux facteurs participent à l’explication d’une forme de décrochage, qui, sans être très ample au niveau individuel, pourrait finalement concerner une fraction assez importante de la population. La pratique régulière dont il est question engendre évidemment des exigences nouvelles à l’égard de la formation continue, peut-être une généralisation en douceur. En outre, le niveau de maîtrise dont il question devient une exigence forte envers la cohésion nationale, qui s’est effectivement dégrader de façon sensible au cours de la dernière décennie. Ce qui signifie que l’élitisme excessif et chronique de notre système éducatif est un facteur de trouble qui devient insupportable.

 

 

 

Renvois :

30 - Je reprends là une expression déjà couramment employée dans certains médias. Il ne s’agit pas vraiment d’une école mais d’une structure d’information permanente et active entre les parents et les enseignants.

 

 


4 – Les risques de manipulation et la participation, éventuelle, de l’image de conception photographique aux théories du complot

 

         De façon générale donc, relativement aux exigences du monde moderne, la pratique et la maîtrise du discours écrit semblent enregistrer quelques défaillances. Alors, bien sûr, les théories du complot, qui se nourrissent traditionnellement des situations de défaillance culturelle, défaillance à l’égard de la culture générale et de la maîtrise du discours, trouvent là un terrain favorable pour se répandre. Que des évènements importants aient tendance à faire émerger et circuler de telles théories n’a rien de nouveau. Elles naissent et se répandent à la faveur de croyances et même d’idéologies plus ou moins marginales de natures et d’origines diverses, sans oublier les mauvaises intentions, puis se nourrissent d’un besoin de tout contester et d’interprétations fallacieuses de l’information. Mais, aujourd’hui, elles se développent aussi sur des interprétations du réalisme de l’image toutes plus fantaisistes ou malhonnêtes les unes que les autres, et rencontrent très rapidement un public important, en général abusivement séduit. Dans l’économie de l’information telle qu’elle s’est imposée avec la télévision et les autres médias, les interprétations expertes arrivent sur les écrans nécessairement plus tard que l’actualité. Ce décalage laisse déjà aux téléspectateurs le temps d’interpréter eux-mêmes les évènements. Mais il leur laisse aussi le temps d’aller sur les réseaux sociaux chercher d’autres interprétations ou éléments d’interprétation, parfois plus séduisants, toujours plus faciles à saisir que l’explications des experts, qui, elles, reposent sur des compétences et une connaissance approfondie du sujet. L’interprétation experte requiert souvent des compléments d’information, et, nécessairement, des connaissances pour être comprises et admises. L’association entre le développement d’un besoin d’immédiateté fort et les difficultés que les effets des outils modernes sur la mémoire engendrent envers la gestion des savoirs31, augmente considérablement la population des individus susceptibles d’adhérer aux différentes théories du complot, ou seulement d’être plus ou moins séduits. C’est assez inquiétant. Evidemment, les évènements tragiques de 2015 ont offert aux adeptes de ces théories des occasions de se manifester qu’ils ne pouvaient pas laisser passer. Alors, d’abord, à l’égard de ces théories du complot, je tiens à préciser, que je ne m’intéresse qu’à la façon dont l’image peut constituer un facteur d’audience supplémentaire. J’écarte donc tout de suite tout ce qui relève du roman d’espionnage, de l’obsession du secret ainsi que les questions liées à leurs origines ou à leur enracinement dans la société. Je l’ai déjà dit, il existe maintenant une méfiance qui se nourrit de ce que les techniques modernes permettent de faire notamment dans les films de fiction. Elle se reporte ensuite sur l’actualité et l’ensemble de l’information. Mais cette méfiance me paraît relever d’abord d’une forme de frilosité, peut-être même de la peur qu’inspire la modernité et la mondialisation, et puis, bien sûr, d’autres facteurs culturels comme le sentiment d’être dépassé, que tout va trop vite. Essayons de voir ce qui peut nourrir cette méfiance.

         Alors, dans les films de fiction, il faut tout de même être conscient que le réalisme reste une fiction. C’est surtout par l’assemblage des scènes, effectivement déjà très réalistes, filmées séparément, que l’auteur du film parvient à créer dans l’imaginaire du spectateur une illusion encore plus large, voire totale, de réalisme. Il faut donc d’abord constater que la part la plus importante de l’illusion de réalisme est induite par l’assemblage des scènes, par les ruptures dans l’écoulement du temps, qui sont des espaces vides ; et, pendant le déroulement du film ou après, celui qui s’interroge avec un peu d’insistance sur ce qui a pu se passer entre deux scènes successives, dans ces espaces vides, parvient sans peine à briser cette illusion. Car, en général, pour la cohérence de la fiction, ils sont absolument nécessaires, ils ne peuvent pas être réellement occupés. En outre, et surtout, un film de fiction est conçu pour distraire, et non pour tromper, en captivant ainsi un public qui, en fait, n’attend pas autre chose, même si, souvent, il pense que toute fiction possède un fond de réalité. Donc, justement un peu de réalisme ! Les techniques mises en œuvre dans le cinéma de fiction ne permettent pas de réaliser des documents d’information véritablement trompeurs. Ainsi, sans aller chercher très loin, par exemple pour répondre aux théories qui, sur cette base, contestent la réalité des évènements du mois janvier 2015, tels qu’ils ont été présentés sur les écrans, il eût fallu pour cela que certaines scènes de rue, notamment, soient jouées et filmées pour être associées à d’autres bien réelles, ce que les questions de cohérence d’abord et de temps ensuite écartent totalement. En outre, il faut des mois, voire des années, pour réaliser dans le secret nécessaire un ensemble de scènes de fiction, qui comme dans un film, pourraient éventuellement retracer un événement, et, donc, des moyens, humains, financiers et matériels énormes. Qui pourrait tenter, en secret, de financer de telles entreprises, de mobiliser de tels moyens en poursuivant des objectifs aussi hasardeux en crédibilité, avec évidemment un risque de compromission très important ? Une compromission même quasiment assurée à plus ou moins long terme. En fait, comme le montre l’histoire récente, elle est inévitable et il faut être vraiment inconscient pour s’aventurer sur ce terrain. Je me permets de rappeler, justement à propos du risque de compromission inhérent à ce genre d’entreprise, que les retouches effectuées par la CIA sur les photographies utilisées par le président des Etats-Unis pour justifier le lancement de la seconde guerre en Irak ont été dénoncées en moins de 48 heures. Evidemment, cela ne l’a pas empêché de faire sa guerre, mais il n’a pas réussi à tromper les opinions publiques comme il l’espérait et cette tentative reste une tâche importante sur l’histoire de son pays. Une tâche qui pèse comme une sanction. Pourtant, d’une part, la CIA disposait déjà à cette époque de moyens considérables. D’autre part, les retouches étaient relativement peu importantes d’un point de vue technique, elles ne portaient que sur des images fixes et non sur un film. Son échec ne peut pas être attribué à un manque de moyens ou de compétences, ni à des « fuites » au sein de la CIA. Il me faut rappeler aussi le cas de cette image mensongère, qui circulait récemment sur les réseaux sociaux, composée par infographie à partir de plusieurs images d’origine différente, provenant même de pays étrangers, montrant un groupe important de femmes voilées censées attendre devant un organisme français de prestations sociales. Des personnalités politiques, qui cherchaient à argumenter leurs thèses, se sont, effectivement laissées abuser, un peu trop facilement à mon avis car le montage était vraiment grossier, peu crédible. De telles entreprises, comme de telles croyances, relèvent donc d’un simplisme de raisonnement, d’un mépris des opinions publiques et, finalement, de défaillances culturelles qu’il faut arriver à dépasser. Bien sûr, les techniques modernes permettent d’intervenir sur les images de conception photographique. Avec le numérique, la retouche est beaucoup plus simple, pour réaliser notamment ce que des photographes faisaient déjà avec l’argentique, à des fins humoristiques, publicitaires et surtout artistiques, mais très difficilement et réussissaient mal. Par contre, pour ce que nous pouvons le plus redouter, elle reste encore très compliquée et ne peut pas être parfaite ; elle ne le sera jamais. La moindre intervention un peu significative va toujours, inévitablement, provoquer d’autres interventions: par exemple, celui qui veut enlever ou ajouter un personnage doit aussi ne pas oublier d’intervenir sur les ombres, car qui dit photographie dit lumières et qui dit lumières dit ombres; et les problèmes de ce genre s’enchaînent sans fin. La réalité présente des cohérences physiques et la moindre intervention sur ses empreintes laisse inévitablement des traces, qui, finalement, sont faciles à déceler, même par des amateurs, et, dans l’actualité, elles ne peuvent pas tromper durablement.

         D’autre part, et ceci me paraît particulièrement important, le numérique, en faisant exploser de façon exponentielle le nombre d’appareils en service et de clichés enregistrés, nous offre de nouvelles garanties. Par exemple, les retouches effectuées sur certaines images de la manifestation du 11 janvier par des journaux étrangers, de façon à ce qu’aucune femme n’y apparaisse, ne sont pas passées inaperçues. Etant donné le nombre de photographes présents et d’appareils de toute sorte constamment en action dans cette manifestation, donc d’images réalisées et souvent publiées, ces retouches ne pouvaient vraiment pas passer inaperçues. Il y a là incontestablement quelque chose de rassurant. Je prends cet exemple en me gardant bien de dire quoi que soit sur les raisons qui expliquent ces retouches. Mon propos n’est pas là. Je veux simplement montrer que, malgré certaines inquiétudes, l’image de conception photographique continue de mériter un niveau de confiance élevé, et qu’elle est capable d’entretenir elle-même ce niveau de confiance. Aujourd’hui, le monde est mis en image dans ses moindres détails. Ensuite, la gestion de ces images par des ordinateurs dans des bibliothèques, reliées entre elles, permet de déceler et révéler très rapidement les tentatives de manipulation. La dénonciation s’effectuera même de en plus par les ordinateurs eux-mêmes, de façon automatique. Ce mouvement de « démocratisation » de l’image de conception photographique avait déjà commencé à se développer avec l’argentique mais avec le numérique, en quelques années, il a franchement explosé. Les véritables appareils photographiques, ainsi que ceux inclus dans les téléphones et les tablettes, conçus pour faire aussi des vidéos, et, en produisant des images immédiatement disponibles en quantité pratiquement illimitée, permettent au premier venu de réaliser des reportages crédibles à la moindre occasion, qui, en plus, circulent souvent immédiatement sur les réseaux sociaux et même dans les journaux d’information. La modernité offre donc, aussi, à chacun d’entre nous, des outils de vigilance qu’il faut savoir reconnaître et utiliser, …, et rester serein. Justement une éducation aux médias est nécessaire de façon à développer l’ensemble des capacités individuelles de gestion et d’interprétation des images. Aujourd’hui, elle s’impose.

         Finalement, après avoir examiné ce que permettent réellement de faire les techniques sur lesquelles les tentatives de manipulations semblent pouvoir s’appuyer, les risques les plus sérieux apparaissent dans l’interprétation des images d’actualité produites ou diffusées par les médias, sans retouche. Par exemple, à propos de cette vidéo réalisée par un amateur le 7 janvier pendant l’attentat contre Charlie Hebdo, pour tenter d’accréditer la thèse d’un complot dans lequel seraient impliqués les services de l’état français ainsi que ceux d’autres pays, quelqu’un est allé imaginer que c’est un policier ou un agent secret qui est venu interrompre le photographe en lui demandant simplement du feu pour allumer sa cigarette. Il ne fait que soulever une interrogation, sans évoquer la moindre retouche sur les images, en les saisissant telles qu’elles ont été faites. Ainsi, en multipliant les interrogations de ce genre, puis en les isolant plus ou moins de l’ensemble des faits, il va tenter d’étayer sa thèse. Tout cela relève d’un « art » de la manipulation. Dans les scènes de rue il est assez facile de soulever des interrogations à propos d’une présence ou d’une autre, d’un détail quelconque, quand on sait qu’il est pratiquement impossible d’en connaître les raisons réelles. Première réponse : ces interprétations, sous forme d’interrogations diverses, ne sont que des suppositions. Ensuite, je rappelle ce qu’est l’image de conception photographique : l’empreinte d’une découpe dans l’espace et le temps. Elle ne montre que ce qui apparaissait dans le cadre du viseur. Que se passait-il en dehors de ce cadre ? Seules les personnes présentes sur les lieux de l’évènement peuvent le savoir, surtout celui qui a réalisé la vidéo32. Les autres ne peuvent que lancer des suppositions, impossibles à vérifier. C’est justement dans l’art de soulever des doutes, de lancer des hypothèses impossibles à vérifier, que se situe la force de la manipulation. Ne nous laissons pas abuser. Devant des images de conception photographique je ne sais, en fait, qu’une seule chose : celui qui les a prises était, directement ou indirectement, présent sur les lieux de l’évènement au moment où il se produisait, avec le matériel nécessaire. Elles sont donc l’objet d’un projet que lui seul est capable de définir, d’expliquer, de commenter, et lui seul peut garantir l’interprétation de l’évènement. Il faut donc être très prudent, très méfiant, envers toutes les interprétations à posteriori. J’ai déjà noté qu’il est très difficile, voire impossible, de faire dire à l’image de conception photographique ce qu’on peut avoir envie de lui faire dire. Alors soyons vigilants ne nous laissons pas abuser par n’importe quelle interprétation.

         A l’image de conception photographique s’associe une exigence de prudence, de connaissance, de culture, sinon nouvelle au moins beaucoup plus forte qu’avec tout autre média, envers l’interprétation à posteriori des événements médiatisés. Aucune interprétation définitive ne parvient à s’y attacher. Par son statut de preuve elle incite toujours à l’interprétation personnelle. Le danger vient donc des suggestions mal intentionnées que la connaissance de ce statut peut inspirer, même quand cette connaissance n’est qu’intuitive. 

 

Renvois :

31 - La mémoire s’est fortement externalisée – Je rappelle le livre de Michel Serres : « Petite poucette » 

 

32 - A cet égard, je m’empresse de combler un oubli : avec les appareils numériques, munis d’un écran, le preneur d’images n’a plus l’œil obligatoirement collé contre le viseur et peut conserver ainsi une meilleure vision d’ensemble sur l’évènement.

 

 

 

 

 

 


5 - Des incidences complexes et particulièrement étendues sur l’éducation et la formation

 

Justement, pour une bonne utilisation des nouveaux médias, c’est surtout la maîtrise de l’écrit qui fait défaut. Et à cet égard où sont exactement les problèmes ?

 

         Cependant, l’école doit d’abord prendre en compte, le plus rapidement possible, les effets de la télévision sur les apprentissages scolaires fondamentaux en mettant en œuvre une véritable pédagogie de l’instruction. Car tout incite à penser qu’elle doit intervenir le plus tôt possible sur la trajectoire des effets. Justement, et cela peut paraître paradoxal, pour être en corrélation avec le monde moderne qui est aussi celui de l’image de conception photographique, une formation intellectuelle des enfants adaptée et réussie dépend, plus que jamais, d’une pédagogie remettant en avant avec force toutes les exigences relatives à l’apprentissage de l’écrit. D’une part, parce que pour accéder à la connaissance nécessaire de l’image il faut d’abord bien maîtriser l’écrit, avoir un peu de culture générale et quelques connaissances scientifiques et techniques. D’autre part, le discours, tant oral qu’écrit, est fait de conventions qui ne s’inventent pas. Elles s’apprennent. La modernité a, c’est certain, changé de façon sensible, parfois même importante, ses usages, et, contrairement aux apparences, elle les a même rendues encore plus complexes. Mais elle n’a pas changé sa nature ! Dans leur définition, les exigences relatives à l’apprentissage du discours sont donc restées rigoureusement les mêmes, et, parce que ses usages sont maintenant plus complexes elles s’imposent avec encore plus de force. Voilà donc énoncé et affirmé comme un principe le premier aspect important de cette question de l’adaptation de l’école. Il permet immédiatement de situer le problème : il est ailleurs que dans le « bricolage » des programmes et de l’organisation des apprentissages auquel s’est abandonnée l’institution au cours des dernières décennies. Ce sont les enfants qui ont changé. Je l’ai déjà dit, je le répète, il existait autrefois une sorte de symbiose entre les exigences de l’apprentissage de l’écrit et les effets de l’environnement sur les enfants sans que la pédagogie ait besoin de s’occuper des prédispositions nécessaires. Elles se développaient et s’entretenaient naturellement. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il faut ainsi admettre que la pédagogie rustique de l’école d’autrefois n’était pas le principal facteur de sa réussite. Une réussite qui mérite d’abord d’être relativisée car, pour de nombreuses raisons, dans chaque classe d’âge, elle ne concernait qu’une proportion de jeunes beaucoup plus faible qu’aujourd’hui. Mais elle a sa part de vérité dont les raisons doivent être connues. Les défenseurs de l’école d’autrefois attribuent cette réussite à une docilité qui, aujourd’hui, aurait disparue. Ils ont tord, totalement tord. Les enfants étaient plus disciplinés, c’est certain, mais derrière cette acceptation de la discipline se cachait souvent beaucoup de passivité. Evidemment, des enseignants mal formés, et ils le sont toujours, préfèrent avoir en face d’eux des élèves passifs plutôt que des élèves exigeants. Mais la passivité est une forme de révolte. Intellectuellement, les enfants n’étaient pas plus dociles que maintenant. Par contre ils étaient, de façon générale, beaucoup plus motivés et prédisposés envers l’apprentissage de l’écrit, qui était le seul véritable moyen d’émancipation, et ressenti comme tel par la majorité des enfants. Ce qui n’est plus le cas depuis l’arrivée de la télévision et des autres technologies de la modernité. Elles donnent à l’écrit un caractère artificiel, comparativement très exigent en investissements intellectuels. La réussite de l’école d’autrefois n’était donc que  partielle, très partielle. Le mérite en revient aux enfants et à l’environnement de l’époque beaucoup plus qu’à l’école elle-même. Et, en plus, cette part de réussite faisait plutôt illusion car, malgré les motivations pour les apprentissages scolaires, l’exigence excessive de docilité dans les conceptions et les pratiques pédagogiques, associée nécessairement à une forme d’encyclopédisme, ne permettait pas de développer de façon équitable des formations solides, comme nous le verrons plus loin. Mais, d’un autre côté, l’évolution de la pédagogie, depuis quelques décennies, vers un peu plus de considération pour l’enfant en le plaçant au centre du système n’a, jusqu’à présent, pas été efficace, car bien trop exclusive. L’école doit donc, maintenant, revenir à un plus grand respect envers les exigences d’apprentissage de l’écrit, mais sans remettre en cause l’évolution de la pédagogie vers plus de considération pour l’enfant, car elle doit aussi s’intéresser avec autant de force aux prédispositions absolument nécessaires à cet apprentissage, celles qui, justement, faisaient la réussite de l’école d’autrefois. Avec la modernité ces prédispositions se sont fortement affaiblies. Un défit pédagogique complexe.

         Mais que sont ces prédispositions ? Nous allons les énumérer à nouveau. En effet nous les avons déjà évoquées puisque c’est leur déclin qui est à l’origine du développement des résistances aux apprentissages fondamentaux. Citons d’abord la motivation, l’attention, la concentration, l’écoute, un développement harmonieux de la perception de l’espace et du temps, des aptitudes à accepter le signe écrit et les conventions s’y associant, avec toute la rigueur qui leur est due. Ce sont des prédispositions qui peuvent être considérées comme traditionnelles, mais envers lesquelles l’école a toujours été en position d’attente, sans se préoccuper ni de leurs origines réelles ni des moyens efficaces de les stimuler. Et lorsqu’elles sont insuffisantes elle a tendance à exiger une docilité qui n’a jamais été véritablement efficace, et l’est de moins en moins. Un raccourci un peu simpliste. Je n’hésite pas à dire et à redire que la réussite obtenue par le biais de ce recours excessif à la docilité est partiellement faite d’illusion. Cependant, pour donner l’exacte mesure du problème, je dois aussi rappeler que l’acceptation du signe écrit et sa signification conventionnelle requièrent évidemment une part de docilité, mais une docilité comprise, acceptée et même initiée par l’élève, d’où une certaine exigence au niveau de la motivation.

         Je rappelle que les deux dernières prédisposition de notre liste, ci-dessus, (développement harmonieux de la perception de l’espace et du temps -  aptitudes à accepter le signe écrit et les conventions s’y associant),  se sont particulièrement affaiblies avec l’image de conception photographique. Les premières, plus traditionnelles, sont affectées plutôt par l’ensemble de la modernité. Par exemple, la motivation pour le calcul s’est très vite fortement affaiblie après l’arrivée des calculatrices. Ensuite, à cette notion de prédispositions s’associent des contre-dispositions, ou dispositions s’opposant à l’apprentissage de l’écrit, comme le développement de ce besoin d’immédiateté que nous avons longuement observé, extrêmement destructeur, et l’éloignement des utilités externes des apprentissages scolaires par rapport aux capacités de perception des enfants. Ils ne peuvent pas percevoir comme autrefois l’utilité de savoir lire, écrire, compter. Et je rappelle encore une fois que plus les enfants sont jeunes plus leurs capacités à se projeter dans l’avenir sont faibles. Ce qui rend pratiquement vains tous les discours traditionnels concernant leur avenir, leur insertion sociale et professionnelle. C’est par la pédagogie  que l’enseignement peut et doit trouver des solutions.

         Voilà l’ensemble des préoccupations essentielles que je place derrière l’expression « pédagogie de l’instruction ». Pour résumer brièvement mais de façon précise ma pensée autour de cette notion de pédagogie de l’instruction je dirai qu’elle concerne, premièrement la nature de l’écrit et les exigences qui s’y associent, deuxièmement une éducation des enfants portant sur les prédispositions nécessaires à son apprentissage.

         De façon encore plus globale, toujours à propos de l’école et des dysfonctionnements évoqués, je considère donc que les effets de la dichotomie entre image de conception photographique et discours, ceux qui se situent à l’origine de la trajectoire de l’ensemble des effets de la télévision, sont parfaitement maîtrisables. Car, même s’ils parviennent à s’installer au cours des premières années, avant que l’enfant n’entre sérieusement dans l’apprentissage de l’écrit, vers l’âge de 5 ou 6 ans, ils peuvent être neutralisés efficacement par la suite. Ils vont se manifester par des résistances dont les origines se situent dans ce que les enfants ont déjà vu à la télévision avant de commencer l’école, et ce qu’ils continuent à voir. Cessons donc d’ignorer ce que les enfants voient à la télévision et autres écrans, ou peuvent voir même quand on tente de leur l’interdire. De toute façon, au cours de l’histoire, l’entrée dans l’apprentissage de l’écrit s’est toujours heurtée à des difficultés plus ou moins graves selon les individus, des difficultés qui présentent souvent un caractère collectif. Comme en témoignent les premières tentatives d’introduction d’une approche globale de l’apprentissage de la lecture vers le milieu du 18ième siècle, donc avant l’apparition de la photographie. L’école rencontrait donc déjà des difficultés à caractère collectif. Mais, bien sûr, en raison des exigences du monde moderne, c’est-à-dire de la massification des formations de bases dans un contexte de révolution technologique et culturelle permanente, elle rencontre maintenant des difficultés collectives nouvelles et particulièrement pesantes. Et pourtant cette massification des formations de base s’impose33.

         Jusqu’à présent, l’école a réussi à éluder la question des effets de la télévision et de ses images sur les apprentissages fondamentaux en se dissimulant discrètement derrière les arguments de quelques intellectuels ultraconservateurs, dont les paroles résonnent en fait comme des lamentations déclinistes. Ce qui lui a permis de se décharger hypocritement de ses responsabilités sur les parents. Il est temps de constater que ces intellectuels sont d’abord peu audibles, et que, même lorsqu’ils sont entendus, lorsque les familles tentent de mettre en application leurs recommandations, les enfants concernés voient encore suffisamment d’images de conception photographique pour ne pas échapper à leurs effets, que ce soit par le biais de la télévision ou des autres écrans. C’est une vérité que je n’hésite pas à répéter. Ainsi, en ce qui concerne les conséquences sur l’apprentissage de l’écrit, l’efficacité de ces recommandations, sur l’ensemble de la population scolaire, est faible. En ignorant, comme cela a été fait jusqu’à présent ce que les enfants voient à la télévision, même quand on tente de leur l’interdire totalement, nous ne trouverons aucune solution à ce problème. Il faut au contraire s’en emparer dans tous ses aspects.

 

         La question de l’illettrisme soulevée maladroitement par Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, me paraît aujourd’hui totalement dépassée. Il n’avait pas raison, mais il n’avait pas totalement tord. Il voulait exprimer un sentiment sur lequel il est assez difficile de mettre des mots, même pour quelqu’un qui est passé par l’ENA, et celui utilisé ne convenait pas, c’est certain. Alors nous dirons qu’il a commis un écart de langage politiquement incorrect. Le politiquement correct relève de bons sentiments. Il est difficile d’en faire le reproche à nos personnalités politiques et, encore plus, de les imaginer assénant certaines vérités. Mais il va finir par nous étouffer. Dire la vérité comporte des risques mais peut aussi provoquer un sursaut salutaire. Les salariés que ce ministre a qualifiés d’illettrés ne le sont pas, selon les définitions servant encore de référence, c’est absolument certain. En fait, je raisonne de façon très générale car je ne les connais pas et je ne peux pas vraiment me prononcer. Mais, d’une part, il semblerait que, dans le monde actuel, une partie de la population ait tendance à perdre assez rapidement quelques uns des bénéfices de l’apprentissage de l’écrit parmi les plus importants, sans, pour cela, devenir illettrés. D’autre part, nous devons considérer qu’aujourd’hui il ne suffit plus de ne pas être illettré, et, apparemment, il nous manque des mots pour définir la maîtrise de l’écrit et l’ensemble  des connaissances, c’est-à-dire tout le bagage intellectuel, susceptible de correspondre aux exigences du monde moderne. Car il est certain que l’apprentissage de l’écrit doit être conduit jusqu’à une maîtrise qui permette d’en conserver tous les acquis, pas seulement une capacité de décodage rapide et une mémoire immédiate suffisante pour donner du sens à ce décodage. Pour cela il faut aussi initier progressivement les jeunes à différentes formes d’exploration, dans tous les domaines de la connaissance, pour que finalement ils acquièrent avant de quitter l’école les outils nécessaires à une intégration professionnelle, culturelle et sociale sans heurt. Ce bagage, cet ensemble d’outils intellectuels, doit, évidemment, être ensuite entretenu. Pour l’évaluer, actuellement, il est particulièrement difficile de trouver une référence de niveau dans un système éducatif qui fonctionne aussi mal. Il me semble toutefois qu’il devrait  se situer à bac + 2. Ce qui rend les discours actuels sur le développement de l’apprentissage totalement décalés par rapport au potentiel réel des jeunes qui quittent le système éducatif avant d’avoir atteint ce niveau. Je l’ai situé à bac + 2 parce que, comme le confirme toutes les évaluations internationales, la formation initiale des jeunes en collège et en lycée ne leur permet pas d’acquérir une maturité ou une autonomie intellectuelle suffisante pour entreprendre un véritable apprentissage. Et cela, tout simplement, parce que malgré les tentatives de réforme de ses dernières décennies, pour des raisons déjà longuement exposées, au bout du compte les pratiques pédagogiques restent toujours repliées sur une exigence de docilité excessive, à laquelle s’associe inévitablement un enseignement beaucoup trop encyclopédique. A cet égard, pour abaisser ce niveau de référence il faut commencer par rendre notre système éducatif plus efficace, en corrélation étroite avec la modernité.

         Les dysfonctionnements de l’école me paraissent à l’origine de plusieurs problèmes de société particulièrement importants que je vais évoquer, sans trop les développer. Bien sûr, je dois citer ou rappeler d’abord les problèmes de formation liés, certes, aux exigences de reconversion mais aussi à la formation initiale qui, comme je l’ai montré, n’est pas encore adaptée aux besoins du monde moderne et, finalement, les complique considérablement. Pas qu’en France, car les questions que nous venons d’examiner concernent tous les pays. Cependant avec un taux de chômage particulièrement élevé notre pays connaît une situation de souffrance intolérable et il est évident que les questions de formation, tant initiale que continue, ne sont pas traitées à la hauteur des besoins. Les dysfonctionnements de notre système de formation initiale et ses difficultés à s’adapter à la modernité me paraissent avoir des conséquences sur toute l’activité économique du pays. Les évaluations internationales mettent en avant le manque d’autonomie et d’initiative des élèves français. Et, pour moi, ce n’est pas nouveau. Notre école porte là le lourd héritage de l’école d’autrefois. Avec l’âge ce manque d’autonomie d’estompe, c’est évident. Mais il ne peut pas ne pas laisser de traces. N’a-t-il donc pas tendance à perdurer avec plus ou moins de force chez les adultes ? Le chômage de longue durée, particulièrement fort en France, n’en serait-il pas, partiellement au moins, une conséquence ? Comme les soubresauts du monde agricole ? Comme l’instauration difficile d’un véritable dialogue social au niveau des entreprises ? Une partie de la population active n’attend-elle pas un peu trop de l’état ? Alors que, justement, la mondialisation, prolongement économique et culturel de la modernité, tend à réduire le pouvoir des états sur l’économie réelle. Une évolution à laquelle il est impossible d’échapper sans sombrer dans une régression à la fois économique et culturelle dont on ne peut prévoir les limites et les conséquences.

L’école doit maintenant changer de logiciel pour dépasser la question de la lutte contre l’illettrisme en cherchant à développer une plus grande autonomie de pensée.

 

         Les enquêtes internationales PISA34 mettent en évidence un effritement de l’efficacité de la formation initiale entre 2000 et aujourd’hui. Mais peut-on se fier aux évaluations très franco-françaises effectuées avant 2000 ? Cet effritement n’a-t-il pas commencé beaucoup plus tôt ? Personnellement, j’en suis convaincu. J’ai déjà avancé des arguments et je vais en avancer encore d’autres. De toute façon ses effets sur le niveau de chômage actuel des jeunes ne peuvent être niés. Les problèmes relatifs à la formation initiale sont donc, actuellement, sensiblement plus importants en France qu’ailleurs. Pourquoi une telle situation ? Il est facile bien sûr de se retourner vers le pouvoir politique et les institutions. Ils ont incontestablement l’un et l’autre leur part de responsabilité. Mais, par expérience, je pense que, dans cette situation, la société française a elle aussi sa part de responsabilité, et elle est importante. Dans un simplisme, qu’il faut peut-être déjà associer aux effets de l’image, en raison de leur propension à développer des tendances à refuser toute forme d’expertise, je constate qu’elle écarte les considérations pédagogiques qui ont pourtant prouvé leur efficacité dans d’autres pays. Les français sont-ils capables d’entendre ce qui les justifie ? Prenons l’exemple du retour à la semaine de 4,5 jours de classe. Qu’il soit difficile est une évidence. Alors, bien sûr, face au désordre dont ils sont responsables, la faute de ceux qui ont réduit la semaine de classe à 4 jours se révèle impardonnable. En plus, les mêmes avaient carrément supprimé la formation des enseignants. Absolument incroyable ! Mais ce qui est vraiment stupéfiant c’est qu’ils continuent malgré cela à participer à la vie politique en jouissant toujours d’un crédit important. Que faut-il en déduire ? Que l’efficacité de l’école, donc le sort des enfants, semble ne plus être une préoccupation majeure pour les français ? C’est vraiment inquiétant pour l’avenir de notre pays. De telles décisions s’apparentent à des trahisons. Les espaces laissés libres par ces mesures ont été très vite occupés et des habitudes prises. A l’égard de la formation des maîtres les compétences se sont dispersées. Elle n’était pas efficace, mais une structure avait déjà le mérite d’exister. La somme de ces deux mesures a fait prendre au moins dix ans de retard à la nécessaire adaptation de notre système éducatif. Car il est difficile maintenant de revenir sur ce qui a été supprimé malgré les considérations pédagogiques qui rendent pourtant ce retour impératif. Il n’est pas possible de faire autrement. Certains pays, dont la réussite scolaire dépasse nettement la nôtre fonctionnent déjà avec 5 jours de classe. Du point de vue de la pédagogie, l’intérêt de cette évolution a été scientifiquement démontré, sans ambiguïté. Donc, à court ou moyen terme, nous serons inévitablement obligés de faire comme eux. Alors chacun doit y mettre un peu de bonne volonté. Les résistances qui se sont manifestées sont impossibles à comprendre. A croire que, relativement aux exigences du monde moderne, la société française a sombré dans un conservatisme ahurissant, destructeur, suicidaire. Elle suit son instinct, incapable d’écouter, de raisonner, d’entendre les personnes compétentes, de distinguer le vrai de faux. Le chômage n’est pas son seul problème. Les difficultés qu’elle rencontre, actuellement, n’ont-elles pas, finalement, une origine commune : l’évolution des rapports à l’écrit, à la connaissance et à la modernité ?

         Petite parenthèse d’ordre plus économique : la récurrence de l’inefficacité des réformes mises en place depuis plusieurs décennies a fini par engendrer une sorte de bulle économique spéculative autour des dysfonctionnements de notre système éducatif. Le marché des leçons particulières est devenu florissant. Certaines officines spécialisées sont même cotées en bourse. Sur quoi repose leur succès ? Premièrement sur une structure d’examens, de concours et d’écoles, avec ses grandes et ses petites, de conception très franco-française et de plus en plus obsolète dans le cadre de la mondialisation. Deuxièmement sur un fonctionnement de la formation de base, de l’école primaire au lycée en passant par le collège, tel que l’institution est incapable de permettre aux jeunes de réussir sans une aide extérieure, même pour ceux qu’elle considère comme les meilleurs. C’est un comble ! Et un facteur de régression collective, qui ne peut perdurer ! 

         Après cette petite parenthèse je reviens sur les rapports à l’expertise dans la société française pour, d’une part, nuancer un peu mon propos et, d’autre part, proposer d’autres exemples de dérives concernant son évolution. Il faut reconnaître, aussi, que sur certains problèmes, l’expertise n’est pas toujours à la hauteur des exigences du monde actuel ou, plus simplement, des attentes. C’est le cas notamment pour la question de la télévision où les propositions de ceux qui se sont déclarés experts ne peuvent que faire douter de leurs compétences. Dans d’autres secteurs le carcan institutionnel et l’insuffisance des moyens conduisent, depuis déjà trop longtemps, les experts à donner des informations qui manquent souvent de précision. C’est le cas sur des questions scientifiques concernant, la santé, l’alimentation, le climat, l’environnement, l’écologie, la route…, où parfois, trop souvent, les expertises se contredisent franchement. Mais, de façon générale, à cet égard, n’oublions la pression des lobbies. Elle est particulièrement flagrante sur des questions comme celles des accidents de la route, de l’environnement, de la consommation d’alcool et de tabac, …, et s’exprime de façon très hypocrite à travers quelques revues spécialisées qui ont malheureusement beaucoup de succès. Cependant, je pense qu’il ne faut pas s’abandonner aussi facilement à une critique systématique et à un rejet pur et simple de l’expertise sans la moindre précaution. Les conséquences peuvent être désastreuses. Nous savons, par exemple, que le caractère dramatique des intempéries de cet automne dans le sud de la France a été amplifié par un respect insuffisant des messages d’alerte. N’est-ce pas en raison d’une contestation larvée de l’expertise météorologique ? Et le nombre d’accidents de la route n’est-il pas à nouveau en hausse en raison d’une contestation sournoise des effets de la vitesse et de l’alcool, malgré les évidences fournies  par les statistiques ? Les difficultés à réduire la consommation de tabac ne sont-elles pas aussi le résultat d’une contestation de l’expertise médicale ? Ces exemples me permettent, surtout, de rappeler que chaque domaine d’expertise a une histoire, et les insuffisances avérées doivent être replacées dans le contexte de cette histoire pour permettre d’évaluer ce qu’il est permis d’en attendre sans tout rejeter. Les rapports à l’expertise requièrent donc, vraiment pour tous, une culture générale et une ouverture intellectuelle importante.

         Ce rejet de l’expertise est l’expression d’un véritable besoin de revisiter l’histoire de façon intuitive, en rejetant tout raisonnement argumenté. Un besoin certainement latent chez tout être humain, mais auquel les effets de la télévision donnent aujourd’hui une vitalité exceptionnelle. Pourquoi ? Parce que trop souvent les rapports à l’écrit et à la connaissance, notamment au raisonnement logique sur lequel se construit une maîtrise solide de l’écrit, sont franchement insuffisants à la fin de la formation initiale ou, pire encore, parce qu’ils s’affaiblissent progressivement, bien sûr sous les effets de la télévision, mais aussi parce que leur maîtrise à la fin de cette formation initiale fait illusion, elle n’est pas solidement établie. Toujours en raison de cette exigence excessive de docilité qui est un facteur d’oubli particulièrement important, et sur laquelle je reviens encore pour évoquer une expérience personnelle.   

         J’ai vécu en tant qu’enseignant une réaction face à l’oubli qui m’a particulièrement incité à la réflexion. Chargé de cours dans un centre associé au Conservatoire National des Arts et Métiers j’ai enseigné pendant une dizaine d’années les mathématiques à des adultes désireux, ou parfois contraints, de reprendre des études. Après des tests de « positionnement », ces adultes étaient répartis en trois groupes en fonction des résultats. J’ai vu des gens, parfois proche de la quarantaine, déjà bacheliers, notamment de l’enseignement technique où, pourtant, les exigences à l’égard de la maîtrise des mathématiques sont élevées, suffisantes pour permettre des études à caractère scientifique, être affectés au niveau le plus bas (quatrième - troisième – seconde). Je veux d’abord rappeler que l’oubli, lorsqu’on est bien obligé de le reconnaître, est un constat d’échec et il est psychologiquement parfois difficile à accepter. Il faudrait que celui qui se trouve dans cette situation de retour sur ses apprentissages scolaires accepte de reconstruire ses connaissances de façon cohérente, c’est-à-dire sans trop se fier à des souvenirs qui ne reviennent, en général, que par bribes disparates. Un phénomène qui concerne tout particulièrement la formation continue, et, qui, ici, me permet, justement, de souligner, encore une fois, l’importance, dans la formation initiale, de mettre en oeuvre une pédagogie de l’instruction axée sur la construction des savoirs et savoir-faire et non sur l’encyclopédisme et la docilité. Ce que notre école n’a jamais su faire et n’arrive toujours pas à faire. D’abord, elle permettrait de limiter les oublis. Ensuite, elle rendrait les reprises d’études beaucoup plus faciles. Nous revenons encore à la question de son efficacité dans le contexte  de la modernité ! Pourquoi ne parvient-elle pas à s’adapter? Par conservatisme ? Certainement, je l’ai déjà dit sous d’autres formes. Ce conservatisme argumenté par des intellectuels et des propositions politiques complètement « déconnectés » des réalités, c’est-à-dire en donnant dans le simplisme et le populisme, rencontre, malheureusement, un niveau d’adhésion important dans la société française. Nous devons réagir et adopter une attitude beaucoup plus critique par rapport aux méthodes de l’école d’autrefois. Car, d’abord, cette fâcheuse inclinaison à l’encyclopédisme avec son corollaire, une exigence excessive de docilité, ou réciproquement, sont une des causes de la très mauvaise position actuelle de l’école française dans les classements internationaux ; à cet égard, tous les observateurs internationaux sont unanimes. Elle tire vers le bas l’efficacité de notre formation initiale. Ensuite, j’y vois aussi une explication au mauvais fonctionnement chronique de la formation continue. En effet, ces gens que j’ai donc connus dans les années 70 et 80 dans le cadre de la formation continue, qui étaient déjà proches de la quarantaine et l’avaient parfois dépassée, ne peuvent pas être considérés comme des victimes de ce que certains ont appelé le pédagogisme. N’y a-t-il pas là de quoi s’interroger ? S’interroger sur le fonctionnement et la réussite réelle d’une école, dont ceux qui critiquent les évolutions récentes, non sans raisons cependant, ventent tant les soi-disant mérites. D’un point de vue pédagogique, la conception des apprentissages reposait beaucoup trop sur la docilité. Je ne vois pas comment expliquer autrement le fait que des bacheliers aient pu oublier, en 10, 15 ou 20 ans, de façon aussi importante, leurs apprentissages scolaires. Et, même si ne je peux pas généraliser le phénomène, je ne parle pas de cas isolés. Donc je répète : j’ai vraiment rencontré à cette occasion de quoi s’interroger sur la réussite réelle de l’école d’autrefois. Pour beaucoup d’adultes formés à cette école les effets de la télévision et de l’image de conception photographique se sont trouvés devant des portes grandes ouvertes, très faciles à franchir.  

         Je l’ai déjà rapidement évoqué, les critiques sur les évolutions pédagogiques de ces dernières décennies sont souvent parfaitement fondées. Je ne parle pas de celles qui portent sur le principe de placer l’enfant au centre du système. C’est pour moi une avancée positive. Je n’ai aucun état d’âme à cet égard, bien au contraire, puisque il y a derrière ce mouvement une rupture franche avec l’exigence excessive de docilité qui fait la fragilité des apprentissages. Et elle me paraît un passage obligé pour traiter la question des prédispositions. Mais jusqu’à présent qu’a fait l’institution ? Pour tenter d’enrayer la forte érosion des motivations à l’égard de l’apprentissage de l’écrit, dues à la télévision et aux technologies modernes mais pas, comme certains le disent, à ces évolutions pédagogiques, l’institution soutenue par la société française dans son ensemble, s’est engagée sur la voie de compromis inacceptables envers les exigences propres à cet apprentissage. L’institution n’a pas su associer aux conceptions pédagogiques mises en œuvre et parfaitement justifiées par les apports de la psychologie, une véritable pédagogie de l’instruction.

         Pour être plus précis je reviens encore sur ce qui s’est passé avec les calculatrices. Les motivations pour la maîtrise du calcul, en commençant par celle des quatre opérations, sont devenues particulièrement fragiles. Et l’attitude au mieux très ambiguë des familles, à laquelle  l’institution a été très sensible, n’a vraiment rien arrangé. C’est un euphémisme. A propos du calcul avec les fractions, dans une réunion, j’ai entendu un père m’interpeller sur un ton condescendant en disant: « Mais les calculatrices le font si bien ». Ce père exprimait ainsi un doute sur l’intérêt réel de mes exigences restées fortes à l’égard du calcul, (un choix personnel, en contradiction très sensible avec les orientations officielles). D’autres parents, beaucoup trop nombreux puisque je pense que cette catégorie était majoritaire et l’est encore, pensaient que la calculatrice pouvait permettre à leurs enfants de vérifier en permanence la connaissance des tables de multiplications et de rendre ainsi des calculs exacts. Alors quel est l’intérêt pour l’enfant d’apprendre vraiment les tables de multiplication ? Et peut-on faire des mathématiques en ne connaissant pas vraiment les tables de multiplications, en ayant besoin constamment de vérifier ses souvenirs ? En plus j’ai vu certains collègues entrer dans ce « jeu », car enseigner le calcul « ce n’est pas marrant », et, dans cette situation, je me suis entendu reprocher par un inspecteur de passer trop de temps sur la numération. Je passais effectivement plus de temps sur la numération que sur la géométrie en début d’année scolaire de façon à tenter de combler quelques lacunes. Les parents n’ont souvent raisonné qu’en fonction de l’utilité immédiate du calcul. Mais l’institution ! Les collègues ! Ils ont cédé au politiquement correct. Du point de vue des utilités externes immédiates, l’intérêt pour la maîtrise du calcul s’est effectivement fortement réduit. Avec une légèreté impardonnable, on a donc allégé, voire supprimé, des activités qui avaient un intérêt pédagogique extrêmement fort. On en a introduit d’autres, comme les statistiques, pour faire moderne, permettre, voire imposer, l’utilisation des calculatrices en classe, et… flatter les parents, mais sans le moindre intérêt pour le développement intellectuel des enfants. Or, pour savoir utiliser efficacement une calculatrice il faut d’abord bien maîtriser le calcul et de façon plus globale la numération. Le moteur de ce gâchis est à chercher dans la faiblesse de la réflexion pédagogique et sa constance à travers toute la communauté éducative. Trois exemples précis et distincts pour l’illustrer:

         1 – Comme le calcul mental, la pratique de la division sans poser la soustraction dans la partie gauche développe et entretient la mémoire de travail ou mémoire immédiate, qui n’est pas une prédisposition relevant de l’innée. Quelles autres activités susceptibles de la développer aussi efficacement a-t-on trouvées ? Aucune. Les jeux censés participer au développement de la mémoire, ne placent jamais l’enfant dans une véritable situation d’apprentissage scolaire répondant à des objectifs précis. L’enfant joue pour gagner pas pour apprendre. Quoi qu’on fasse les jeux restent des jeux et les motivations qu’ils développent sont instables, fluctuantes, volatiles selon des facteurs impossibles à prévoir et à maîtriser. Je ne dis pas que leur apport serait totalement négligeable mais il ne peut pas être suffisant, il n’est pas à la hauteur du problème. En classe, lorsque les activités proposées ont un caractère ludique, elles sont, évidemment, plus motivantes, mais il ne faut pas que ce caractère, éventuellement trop ludique, détourne l’enfant des objectifs d’apprentissage pour lesquels elles ont été conçues. Les activités artistiques développent des motivations beaucoup plus profondes et durables. De toute façon, quel soit le type d’activités retenu, il faut savoir que la mémoire immédiate n’est pas une prédisposition relevant de l’inné. Elle doit être enclenchée et développée. En plus c’est par son intermédiaire que se forme la mémoire à long terme. C’est donc à l’école de la développer en corrélation avec les besoins des apprentissages fondamentaux. Et personne n’a pris conscience du problème. A l’égard des apports de la psychologie, l’institution a donc été étonnamment sélective, trop pressée de céder à la pression des parents.

         2 – Pour des enfants de 8 à 12 ans, une droite représentée par un segment sur une feuille apparaît toujours finie, malgré les dires du professeur. Par contre laisser l’élève se confronter à des divisions qui ne se terminent pas est un bon moyen de développer sa sensibilité à cette notion d’infini, qui progressivement finira par devenir consciente.

         Mais il est évident que cette confrontation doit être conduite avec modération pour ne pas être perçue comme une activité punitive. Ce que je propose n’est donc pas une réhabilitation des horribles séances de calcul, des activités d’entraînement à la rapidité, que les gens de ma génération ont connues. Je propose de réhabiliter une maîtrise de la numération qui permette de faire des sciences en sachant utiliser correctement les calculatrices, facteurs de progrès absolument indispensables, mais pas de les rejeter.   

         3 – J’ai demandé avec insistance que les instituteurs du secteur du collège où j’enseignais ne fassent plus apprendre les tables d’addition car elles sont en fait incluses dans les tables de multiplication. Dans la mémoire de l’enfant l’apprentissage d’abord des tables d’addition, puis un peu plus tard des tables de multiplication, entraîne, en raison de l’identité de leurs formes, des confusions extrêmement fréquentes et durables, comme 2 x 5 égale 7, qui, inévitablement vont surgir les jours de plus grande tension, à l’occasion des devoirs ou des examens. Faire apprendre par cœur les tables d’addition n’est en fait qu’un raccourci évitant de revenir sur les représentations des nombres que j’ai déjà évoquées, un très mauvais raccourci. Et trop de par cœur ne peut qu’engendrer des confusions.

         La société française est restée sur des conceptions de la pédagogie de l’instruction « au ras des pâquerettes », héritée, en fait, de l’école d’autrefois qui a laissé le sentiment que, pour réussir, l’école devait « coller » aux utilités externes immédiates. Mais, en fait, je l’ai déjà dit et je le rappelle avec insistance, les origines de sa réussite étaient nettement plus complexes : l’environnement des enfants dans son ensemble, donc avec y compris les utilités externes, développait des prédispositions qui étaient en corrélation étroite avec les exigences d’apprentissage de l’écrit. Aujourd’hui les utilités externes ne sont plus les mêmes, l’environnement des enfants a changé, et l’efficacité de l’école s’effrite car la société est restée sur des concepts pédagogiques beaucoup trop simplistes. La rupture progressive de la corrélation entre environnement et prédispositions a échappée à l’institution et aux enseignants surtout parce que la pression de la société pour que l’école « colle » aux utilités externes a toujours été forte et qu’elle n’a jamais été disposée à comprendre et à admettre sans réagir d’autres orientations. Ses réactions à propos de la question des 4,5 jours de classe montrent, effectivement, qu’il n’est pas facile de lui résister, même quand elle adopte un comportement presque suicidaire. Mais je considère aussi, malgré tout ce que ce que je viens d’écrire, que l’institution et beaucoup trop de collègues l’ont suivie avec une certaine complaisance. Le corps enseignant fait intégralement partie de la société. Certains syndicats se sont bien opposés au retour à 4,5 jours de classe, sous la pression de leurs adhérents !

         Le pédagogue doit constamment être soucieux de faire acquérir, en finesse, ou en douceur, les fondements de savoirs qui, pour être solides doivent souvent s’étaler sur plusieurs années. Ce sont ces fondements, ces prérequis, (ou plutôt prédispositions parce qu’il me paraît difficile de les considérer comme des connaissances, comme des acquis évaluables), qui engendrent, au moins partiellement, les motivations, car ils rendent les apprentissages plus faciles, moins laborieux. A la limite, l’enfant peut parfois avoir le sentiment de découvrir par lui-même. Un facteur de motivation très fort.

        

         J’insiste donc fortement, sur les responsabilités de l’école et de l’ensemble de la formation initiale dans cette évolution des rapports des adultes à l’histoire et à la connaissance. J’ai martelé avec insistance quelquefois les mêmes critiques en les reprenant par des approches différentes. Malgré quelques évolutions ponctuelles, peu efficaces par manque de cohérence, notre école fait toujours un très mauvais travail. Et elle fait depuis trop longtemps un très mauvais travail. Les incidences sont sensibles dès l’arrivée des jeunes sur le marché du travail. En apparence elles le sont moins sur les périodes de reconversion des adultes, de plus en plus inévitables, car elles sont insidieuses et la société française ne parvient pas à en prendre conscience. Mais, en réalité, je pense que les conséquences des défaillances de notre système éducatif sur le marché du travail, plus particulièrement sur le niveau élevé de chômage, et sur toute l’économie sont importantes, comme sur les pratiques culturelles. 

 

Renvois :

33 - Un rappel qui, pour moi, n’est pas l’expression d’un regret. Mais je sais que l’intérêt de cette massification des formations de base est parfois contesté, sournoisement, inconsciemment. L’élitisme exacerbé de notre système éducatif en est la preuve.

 

34 - PISA pour « Programme for International Student Assessment » qui se traduit en français par «  Programme international pour le suivi des acquis des élèves ». Les enquêtes PISA, triennales, destinées à évaluer les acquis des élèves sont organisées par l’OCDE. A chacune, l’accent est mis sur une discipline importante : langue maternelle, mathématiques, … Elles sont destinées à mesurer l’efficacité des systèmes éducatifs des pays membres de façon à leur fournir des outils d’adaptation. Pour chaque pays, le panel d’élèves sélectionnés pour participer à ces enquêtes est d’une part  important, d’autre part représentatif de l’ensemble de sa population scolaire. Les premières, celles de 2000, ont été contestées par des intellectuels français. Mais depuis, la France a accepté de participer à l’élaboration des programmes et les résultats s’imposent. Ils sont sans appel.

 

 

 


Conclusion

 

         Le 14 novembre la France s’est réveillée en état de choc. L’impensable venait de se produire. Très vite, blessée mais plus que jamais debout, elle s’est ressaisie, arborant ses couleurs, rebelle et combative, s’imposant à la hauteur de son histoire aux yeux du monde entier. L’heure n’était plus aux débats mais à l’action, à la défense, à la riposte. Les débats, eux, avaient commencé environ 11 mois auparavant, immédiatement après les attentats du mois de janvier et tous les évènements, les prises de position et les discours qui ont suivi. C’est à partir des attentats de janvier que nous avons vu se réveiller un sentiment d’unité nationale autour d’une histoire commune. Il fallait en défendre le souvenir et les acquis. Et l’école, non sans raison, s’est encore retrouvée sous les feux de l’actualité avec pour certains la remise en cause de l’enseignement de l’histoire, pour d’autres la nécessité de rétablir un enseignement de l’éducation civique et pour la ministre en charge du système éducatif la nécessité d’introduire une éducation aux médias. Aujourd’hui, passés les moments de stupeur, de réaction défensive tournés tant vers l’extérieur que vers l’intérieur et de recueillement dans l’unité nationale, celui des débats est revenu, centré notamment autour du « comment vivre ensemble ? » et du rôle de l’école pour que ce « vivre ensemble » redevienne pleinement possible. Les débats s’imposent donc à nouveau.  

         D’abord, l’enseignement de l’éducation civique a-t-il vraiment disparu ou est-il à ce point insuffisant ? Avant mon départ en retraite, en septembre 2003, il était assuré, en principe, par le professeur d’histoire – géographie. Mais, personnellement, pendant toute ma carrière je n’ai jamais hésité à « sortir » de mes fonctions de « prof de maths » pour prendre le temps de rappeler quelques notions de civisme et de bonne conduite. Et dans l’établissement où j’exerçais, heureusement, je n’étais pas seul. Les rappels de morale et d’éducation civique, lorsque des défaillances sont constatées, s’imposent comme un devoir à tous les adultes, et … surtout aux enseignants. Mais, il est évident que ce n’est pas suffisant. Un enseignement structuré et méthodique est absolument nécessaire.

         Et, justement, en entendant les propositions de notre ministre, j’ai pensé que l’éducation aux médias allait être enfin abordée sérieusement, c’est-à-dire en plaçant en son centre tous les problèmes soulevés par la présence très forte d’images de conception photographique. Bien que parfaitement conscient que le chemin à parcourir est encore long je conserve toujours cet espoir. Pas seulement pour toutes les raisons que nous avons déjà longuement examinées. Elles sont pour moi toujours aussi cruciales. Mais j’ai déjà écrit par ailleurs que la télévision possédait un véritable pouvoir de déséducation, notamment à travers la publicité, et … la retransmission des manifestations sportives. Il se situe lui aussi parfaitement sur la trajectoire des effets de l’image de conception photographique qui, comme nous l’avons vu, stimule fortement, surtout au moment de l’adolescence, des tendances à la contestation d’origine naturelle, et propose, en outre, toute une panoplie de modèles de comportements contestataires, parfois extrêmes, qui, cela s’ajoute encore, peuvent être le fait de personnalités très connues, quasiment mythiques. Une véritable surenchère ! Une éducation aux médias est donc devenue nécessaire, et elle va devoir répondre à des exigences complexes. Celles qu’engendre ce phénomène de déséducation s’ajoutent encore à toutes celles que nous avons examinées précédemment.  A priori, elles relèvent plutôt de la compétence des familles, mais l’école ne peut pas les ignorer.

       

          Jusqu’à présent, je suis resté sur les questions politiques ne concernant pas directement l’école autant que possible dans un registre de neutralité. Mais il est évident que la question de la télévision et de ses images, a des conséquences qui vont franchement au-delà des questions scolaires, de formation initiale et continue, de rapports à la connaissance, au savoir, à l’histoire telles que nous les avons abordées jusqu’à présent. Je ne peux pas faire comme si je les ignorais. Je pense que les effets de la télévision, et à cette occasion je mets en avant d’abord le besoin d’immédiateté, puis  les rapports à l’écrit, au discours, à l’histoire, à la connaissance, à l’expertise, donc au raisonnement logique et à la cohérence lorsqu’ils restent ou deviennent difficiles, peuvent aussi expliquer la progression des choix extrêmes notamment  en politique. Ces choix étonnent lorsqu’ils viennent de la part de personnes qui ne sont pas dans une situation de détresse particulière, due, par exemple, au chômage, ou vivant dans de petites villes totalement épargnées par les problèmes de sécurité et d’intégration. Ainsi, à cet égard, l’influence des chaînes de télévision, qui à longueur de journée font leur audience sur les questions de sécurité et d’immigration en passant en boucle des reconstitutions d’évènements dramatiques me paraît très nette. A l’origine du processus se situe, de la part de certaines chaînes de télévision, une recherche d’audience autour de sujets sensibles avec des émissions conçues un peu comme des films de fiction mais présentées comme des documentaires. Je l’ai déjà dit pour remplir les grilles de programme et faire de l’audience tout est bon. Les partis extrémistes, ensuite n’ont plus qu’à récolter ce qui a été semé. Ce n’est peut-être pas ce que veulent les journalistes qui réalisent ces émissions. Elles ne sont pas forcément l’expression d’engagements personnels dans le débat politique et il appartient effectivement aux partis concernés de combattre les arguments de ceux qui essaient d’en tirer profit. Mais comme pour les vidéos des terroristes un minimum de déontologie serait le bienvenu. 

         Les votes pour les partis extrémistes ont aussi fortement progressés dans les régions particulièrement touchées par le chômage. Mais pour moi, les situations de détresse auxquelles il conduit n’expliquent pas totalement l’adhésion aux solutions proposées. Elles résultent aussi d’une crédulité excessive et d’une incapacité à en percevoir la dangerosité. On ne scie pas consciemment la branche sur laquelle on est assis. Les choix extrêmes, notamment en politique, ne sont-ils pas l’expression d’un besoin de revisiter l’histoire et la connaissance par soi-même à travers une interprétation personnelle des évènements et des situations, parfois plus ou moins orientées par les propos simplistes de responsables politiques ou syndicaux, n’étant pas eux-mêmes épargnés par ce besoin de revisiter l’histoire ? De revisiter l’histoire au sens large, c’est-à-dire de revisiter le savoir établi, en écartant d’amblée, sans aucune nuance, les interprétations des personnes compétentes, celles des experts, très certainement parce qu’on a tellement oublié qu’on est plus capable de comprendre, mais aussi et surtout parce qu’on est plus capable d’écouter, de reconnaître des oublis, donc d’apprendre ou de réapprendre, de suivre un raisonnement, de penser, et parce qu’au bout de tout cela la modernité fait peur. Devant la télévision, devant les informations, les émissions documentaires, dès les premières images et quelques mots on croie déjà savoir de quoi il retourne, sans que le moindre doute effleure. On devient alors réceptif, on se raccroche même, à des arguments courts et simplistes qu’on finit par faire siens.

         Je pense que ce qui explique l’incompréhension de la société française à l’égard de la question récente des 4,5 jours de classe et, plus généralement, des questions pédagogiques se retrouve aussi dans les choix sociaux et politiques, et, je répète, c’est vraiment très inquiétant pour l’avenir du pays. En effet l’évolution des rapports à l’histoire et à la connaissance en général, sous les effets combinés de l’image de conception photographique, de la télévision, des autres écrans et de l’incapacité de l’école à s’adapter, crée un terreau particulièrement favorable au développement du populisme. N’en est-il pas de même pour l’intégrisme à l’intérieur des religions ? Les personnes qui remettent ainsi tout en question deviennent des proies faciles pour toutes formes de prosélytismes s’appuyant sur des arguments simplistes. Il est évident que les situations de mal-être, d’échec et de sensibilités personnelles aux évolutions économiques, familiales, géopolitiques rendent les personnes concernées encore plus disponibles. En plus, non seulement la société est ainsi de plus en plus réceptive aux discours populistes de droite comme de gauche, non seulement elle a tendance à se réfugier dans des pratiques religieuses intégristes, mais, en plus, par le biais des outils modernes, comme les enquêtes d’opinion, internet et les réseaux sociaux, elle offre elle-même à des personnalités politiques, syndicales ou religieuse, à des intellectuels que rien n’arrête les arguments qui la touchent, et restent ensuite à leur écoute. Un véritable cercle vicieux. Comme le montrent la progression des votent extrêmes en Europe, ou aux Etats-Unis l’audience de certains ténors politiques, la France n’est pas le seul pays concerné. 

 

         Les débats sur la question de l’école à la suite des attentats du 13 novembre ayant déjà repris, je me permets d’y revenir dans cette conclusion. Sur le site du journal Le Monde, dans la « Toile de l’Education » du 26/11/2015, un éditorialiste constate que la vieille querelle entre « républicains » et « pédagogues » venait de retrouver un nouveau souffle après les attaques du 13 novembre. Je rejoins entièrement Michel Zakhartchouk (du camp des « pédagogues »), cité dans cet article, lorsqu’il écrit : «Certains continuent de déclamer dans un vertige pseudo-lyrique, que c’est l’étude des grands textes à l’école  qui va nous sauver de la barbarie, quand ils n’ont pas l’indécence scandaleuse d’assimiler les odieuses destructions de monuments des djihadistes à celles, supposées, des humanités par les « pédagogistes ».

         Pour quelle fraction d’une classe d’âge l’étude des grands textes est-elle encore possible ? Elle est très certainement encore importante, largement majoritaire, heureusement. Mais elle s’est incontestablement fortement affaiblie au cours des dernières décennies. Nous avons vu que les germes de la rupture avec le discours, notamment écrit, peuvent commencer à s’implanter dans la tête des enfants à partir de l’âge de 1 an, environ. Autrement dit, quand ils arrivent à l’âge où ils sont censés pouvoir étudier les grands textes, il faudrait, pour cela, que la rupture avec l’écrit ne soit pas déjà trop avancée. Si elle n’est pas encore totale elle est trop souvent déjà suffisante pour que leur étude soit pratiquement impossible. Je pense qu’il y a dans le camp des républicains une forme d’innocence, ou inconscience, une imperméabilité aux réalités qui donnent le sentiment que ces gens là vivent dans un monde à eux.         

         Les « républicains » (toujours en ce qui concerne les débats sur l’école) sont les défenseurs d’une conception très stricte de l’instruction. Je suis, moi aussi, partisan d’une conception très strict de l’instruction, mais elle n’est pas la même. Je pense l’avoir montré. Je considère effectivement que c’est au niveau de l’instruction que l’efficacité de l’école s’est effondrée. Mais la « pédagogie de l’instruction » que j’appelle de mes vœux n’a en commun avec celle des républicains que ses fondements : aucun compromis avec la nature de l’écrit. Effectivement, pour eux « instruire » semble ne pas nécessiter de réflexion pédagogique. Il suffirait de faire comme autrefois. Or, l’exigence de docilité, qui selon leurs dires, faisait sa force est toujours à l’œuvre, peut-être pire que jamais, et de façon encore plus perverse. Ils n’en ont même pas conscience. La réflexion pédagogique de ces dernières décennies s’est intéressée à l’enfant, ce qui est une avancée notable, mais pas assez à l’instruction. Or, l’environnement des enfants est devenu très démotivant pour l’apprentissage de l’écrit. En fait il ne permet plus aux prédispositions nécessaires à son apprentissage de se développer comme autrefois. En outre, il les incite à s’affirmer. Et malgré tous les efforts des pédagogues pour introduire plus de considérations envers les enfants, cet affaiblissement des prédispositions a échappé à toute la communauté éducative. Personne n’a su reconnaître l’origine exacte des résistances qui se manifestent depuis plusieurs décennies avec de plus en plus de force et qui s’associent pourtant à cette question des prédispositions. Pour tenter de maintenir des résultats politiquement corrects en fonction des objectifs fixés par le pouvoir politique, l’institution n’a cessait de « bricoler » les programmes jusqu’à les rendre totalement incohérents et incompatible avec la nature de l’écrit comme avec les objectifs à atteindre. Mais ce bricolage a tout de même des limites. Il faut bien que les programmes conservent un minimum de consistance et, finalement, la réussite scolaire repose toujours au moins autant qu’avant sur une exigence de docilité. Nous devons donc mettre en œuvre une pédagogie de l’instruction en corrélation avec les objectifs de formation à atteindre, donc reconstruire des programmes cohérents et cesser les « bricolages ». Cette pédagogie doit être, ensuite, en rupture avec l’exigence excessive de docilité qui fait, avec de plus en plus de force, la faiblesse de l’école, d’abord à travers ses échecs reconnus, ensuite par la fragilité des apprentissages car elle entoure les réussites d’une part importante d’illusion. Elle ne développe pas de façon efficace les  capacités individuelles de penser, l’autonomie ou la maturité intellectuelle. J’ai largement mis en évidence tout cela. Je rappelle brièvement deux des composantes fondamentales de cette pédagogie:

1 – reconnaître la nature de l’écrit, il s’apprend, il ne s’invente pas ;

2 –  reconnaître les prédispositions nécessaires à son apprentissage et mettre en oeuvre des activités adaptées pour les développer.

         Sur le premier point je rejoins les républicains, qui n’hésitent pas à l’affirmer haut et fort, mais je n’ai jamais entendu les pédagogues dire le contraire. Lorsque cette pédagogie de l’instruction portera ces fruits, l’étude des grands textes sera à nouveau possible, pour tous. Mais contrairement à la professeure de français qui tient le blog « ABC du prof de lettre », je pense que pour ces jeunes-là il n’est pas déjà trop tard. Il faut imaginer des stratégies de retour vers l’écrit en rupture avec les stratégies traditionnelles d’apprentissage dans la formation de base, qu’ils ont eu le sentiment de subir, et les mettre en œuvre par l’intermédiaire des associations et de la formation continue. Il en est de même pour tous ceux qui, bien que n’étant plus très jeunes, doivent affronter des situations de reconversion. Ces actions ne peuvent être efficaces que si elles se fondent sur une reconstruction des savoirs et non sur le rappel des souvenirs.

         Je n’oublie pas qu’il y avait parmi les terroristes qui, par deux fois en 2015, ont ensanglanté la capitale, des individus qui maîtrisaient déjà bien l’écrit. L’organisateur présumé des attentats contre les tours jumelles de New York était ingénieur. Alors je rappelle encore une fois qu’une exigence forte de docilité permet parfois de conduire très loin l’apprentissage de l’écrit. Pas de façon générale, évidemment et heureusement. Cependant un pourcentage d’individus, non négligeable mais difficile à évaluer, accepter bien mieux que d’autres cette exigence excessive de docilité. La capacité à l’accepter fait d’eux des « agneaux » et des proies faciles pour les intégrismes. C’est sur elle que, de façon générale, s’appuient tous les enseignements religieux. Mais pas seulement ! Dans tout notre système éducatif, censé être laïque, l’exigence de docilité est beaucoup trop forte. Elle enrobe la formation de la pensée d’une enveloppe faite d’illusion. Un travail continu sur les prédispositions devrait permettre de réduire considérablement cette exigence de docilité dans l’apprentissage de l’écrit et, parallèlement, développer réellement l’autonomie de la pensée qui doit s’associer à cet apprentissage.

 

         Ainsi la destruction, supposée, des humanités n’est pas une question secondaire si elle est avérée. Mais il ne faut pas se tromper sur ses origines et les responsabilités, éventuelles, des uns et des autres. L’effondrement de l’efficacité de tout notre système éducatif, particulièrement sensible au niveau des apprentissages fondamentaux, fait apparaître des priorités, incontournables. Ce que les républicains reprochent avec véhémence aux pédagogues : avoir placé l’enfant au centre du système, n’est pas responsable de cet effondrement. Ce qui a été fait dans ce sens s’impose même comme une étape, une avancée à saisir pour mettre en œuvre le travail à faire sur les prédispositions. La responsabilité du désastre en question incombe à toute la société et à son attachement à l’utilité immédiate des apprentissages scolaires, toujours et encore, parce qu’elle a trop facilement recours aux solutions simplistes, à des conceptions de la pédagogie d’un simplisme effarent. Combien de fois n’ai-je pas entendu ou lu qu’il faudrait cesser de faire apprendre ou étudier ce qui n’a plus d’utilité visible, comme le calcul,… ! Et les professeurs de lettres n’ont-ils pas eu droit aux mêmes remarques à l’égard des grands textes ? Il fallait faire des statistiques, de l’économie, de l’électronique, des programmes informatiques…, pour coller à la réalité visible ; faire apprendre l’utilisation des calculatrices, tout de suite, avant même que les enfants connaissent correctement les tables de multiplication, alors que cet apprentissage passe par une maîtrise forte du calcul. Pour faire porter la responsabilité de l’échec sur les enseignants, et tenter de trouver un substitut à l’incohérence entre et dans les programmes, l’institution a cru trouver une solution magique: la transdisciplinarité. Mais, justement, la transdisciplinarité ne peut être efficace que si les programmes sont cohérents et … les enseignants formés. Le plus terrible est que les intellectuels n’ont pas réagi, ou très mal, et que l’institution a suivi la société en adaptant les programmes et leurs circulaires d’application pour que le pouvoir politique, toutes les tendances confondues, puisse afficher des résultats politiquement corrects.

         Alors que veulent les « républicains », (au sens des débats sur l’école) ? Faire étudier les humanités à des jeunes qui ne savent pas encore lire correctement, et, pire encore, en rupture avec le discours, notamment avec l’écrit ?  Et, bien sûr, selon les traditions de notre école, c’est-à-dire par la docilité ! Donc à des jeunes qui n’ont pas encore appris à penser ! Parce que l’apprentissage de la pensée commence avec celui de l’écrit, aujourd’hui plus que jamais. Et n’est-ce pas par l’écriture des nombres que l’enfant entre dans le monde des symboles, donc dans celui de l’écrit ? Ne mettons pas la charrue avant les bœufs. Pour étudier les humanités il faut déjà avoir acquis les structures élémentaires de la pensée par un apprentissage méthodique de l’écrit, très méthodique. Ce qui dans le monde actuel n’est plus aussi facile que par le passé. Et ce que les pédagogues n’ont pas su faire. Il faut le reconnaître. Mais ils ont déjà permis à la pédagogie d’avancer pendant que les républicains freinaient des deux pieds. Si l’école n’avait pas changé, si elle était toujours aujourd’hui telle que les républicains voudraient qu’elle soit, non seulement elle serait encore moins efficace mais elle serait aussi devenue un immense champ de bataille.

 

         Hé oui ! Nos relations au discours, notamment à l’écrit, comme moyen d’accéder à la connaissance, se sont construites lentement au cours des siècles et même des millénaires précédents, améliorée et amplifiées, au passage, par l’invention de l’imprimerie. Elles paraissaient maintenant si solidement installées sur des rails que, globalement, nous pensions qu’elles ne pouvaient que continuer à s’améliorer. En plus, le discours et l’image donnaient le sentiment de se marier parfaitement. Or, du point de vue de la sémiotique ce mariage est impossible. Car, nous l’avons dit et redit, il existe une dichotomie d’origine naturelle entre le discours et l’image de conception photographique. Ce qui est vrai d’un point de vue technique dans l’imprimerie a été abusivement extrapolé. Ce n’est pas parce que la photographie se réalise par points, comme l’impression d’un texte, que le mariage de l’écrit et de l’image de conception photographique va de soi. Il ne s’effectue pas de façon naturelle. Il ne peut pas s’effectuer de façon naturelle. Donc, dans le monde actuel, où la présence de l’image de conception photographique est devenue très rapidement très forte au cours des dernières décennies, c’est à l’école d’établir les liens entre les deux, de faire en sorte que dans la tête de chaque individu ce mariage soit possible, et qu’il se fasse.

         Voilà donc que, dans ce monde où l’image semblait avoir trouvé sa place, de façon un peu envahissante pour certains mais rien de plus, celle dite de conception photographique, en raison de sa nature même, vient perturber nos relations au discours, et cela de façon très pernicieuse puisqu’elle vient s’interposer très tôt entre l’enfant et l’apprentissage de l’écrit. Nous avons laissé faire et les conséquences sont désastreuses. Il faut maintenant réagir.