NOUVEAU TEXTE: "A PROPOS DES 21 MESURES POUR L'ENSEIGNEMENT DES MATHEMATIQUES DE LA COMMISSION VILLANI"

 

 

Introduction (1)

Un examen de l’état de l’école.
Comment la réflexion s’oriente vers les effets de la télévision

 

1 - Etat des lieux :
 une école à la dérive

 

Selon les dernières études l’efficacité de notre système éducatif ne cesse de se dégrader de façon importante

 

                   Les dernières évaluations concernant notre système éducatif, conduites par des organismes nationaux et publiées au printemps 2010, montrent que malgré les grands discours et les gesticulations politiques, son efficacité continue de se dégrader. Selon l’Institut Montaigne: « Chaque année, 300 000 jeunes sortent du CM2 (10 ans) avec des lacunes en lecture, écriture et calcul, soit 40% d’une classe d’âge.  Chaque année, la France s’éloigne davantage des objectifs fixés par la stratégie de Lisbonne (2000) pour bâtir une économie et une société de la connaissance.»[1]. Puis, un peu plus loin, dans l’avant-propos du rapport : « … chaque année, sur 800 000 élèves d’une classe d’âge, 20% quittent l’école primaire sans aucune formation scolaire – donc sans véritable perspective d’avenir. Ces 150 000 laissés-pour-compte annuels représentent 3 millions d’individus en 20 ans ! Impossible de se consoler avec les performances des élèves qui réussissent le mieux : les enquêtes internationales montrent que là où certains pays permettent à 15% d’une classe d’âge d’accéder au meilleur niveau scolaire, la France se contente d’y conduire à peine 5% de ses élèves. ». Et pour conclure cet avant-propos : «…. La situation loin de s’améliorer ou de se stabiliser, se dégrade depuis une quinzaine d’années. ». Le dernier rapport de la Cour des Comptes sur le même sujet confirme cet éloignement de nos objectifs notamment au niveau du collège : 21% des élèves de troisième ne maîtrisent pas les compétences de base en français et ont d’importantes difficultés de lecture. 73% des élèves de troisième ne maîtrisent pas le programme de mathématiques[2]. 

                   En décembre 2010, comme pour parfaire le tableau, la publication des derniers tests PISA[3] confirme bien que l’efficacité de notre système éducatif se dégrade de façon très sensible d’une évaluation à l’autre. En compréhension de l’écrit et en mathématiques,  les résultats moyens des élèves français à la sortie du collège, c'est-à-dire à 15 ans, aux tests de 2009 sont nettement moins bons qu’à ceux de 2000 et de 2003. Ils restent stables en sciences. En compréhension de l’écrit le score moyen glisse de 505 à 496 et la France passe de la 12e place du classement des 34 pays concernés à la 18e. En mathématiques la dégradation est encore plus nette puisque le score moyen glisse de 511 à 497 et la France passe du 13e rang au 16e. Le système d’évaluation retenu donne en fait des scores moyens assez resserrés, qui pour les 34 pays concernés s’étalent de 425 à 539 pour la compréhension de l’écrit et de 416 à 554 pour les mathématiques. Les scores moyens des élèves français se situent ainsi légèrement en dessous de la moyenne des pays classés. Le groupe des élèves en difficulté dans la compréhension de l’écrit, (niveau 2) augmente de façon très nette, passant de 15,2% à 19,8%. Le groupe des élèves les plus performants, (niveau 5), augmente aussi mais de façon beaucoup plus faible ; il passe de 8,5% à 9,6%. Il faut en outre noter que les pays qui ont su engager des réformes ambitieuses pour moderniser le fonctionnement de leurs écoles, en donnant une place importante à la pédagogie, progressent de façon spectaculaire dans ce classement.

                   Plus récemment encore, le rapport annuel de l’OCDE sur l’éducation dans 34 pays développés, publié vers la mi-septembre 2011 dresse des constats particulièrement alarmants. Entre 1995 et 2009 le taux de scolarisation des jeunes français est passé de 89% à 84%, alors que sur l’ensemble des pays de l’OCDE il progressait de 9 points.  Et, chaque année 140 000 jeunes environ quittent toujours le système éducatif sans aucune formation. Entre 2000 et 2008, toujours en France bien sûr, les dépenses d’éducation n’ont augmenté que de 5%, alors qu’elles augmentaient de 15% en moyenne sur l’ensemble des pays de l’OCDE. Enfin, l’OCDE constate encore une fois, qu’en France l’école aggrave fortement les inégalités sociales alors qu’elle prétend les corriger.  

                   Evidemment, nous devons d’abord interpréter ces données, et les relativiser en raison notamment des comparaisons qu’elles peuvent inspirer. En effet, lorsque l’Institut Montaigne constate que 40% des jeunes d’une classe d’âge sortent du CM2 avec des lacunes en lecture en écriture et en calcul cela signifie aussi que 60% des jeunes de cette même classe d’âge en sortent avec le niveau requis. Or avant la deuxième guerre mondiale, à l’époque de la toute puissance de « l’Ecole de Jules Ferry », (ou « Ecole d’autrefois »), la proportion de jeunes d’une classe d’âge obtenant le Certificat d’Etudes Primaires ne dépassait pas 50%. La dégradation de l’efficacité de notre système éducatif par comparaison avec son action dans la première moitié du 20ième siècle n’est donc pas prouvée. A cet égard, Michel Gheude, journaliste belge, dont je reprendrai les propos sur le sujet un peu plus loin, pour d’autres raisons, nous rappelle à juste titre « qu’il y a aujourd’hui dans les écoles secondaires et l’enseignement supérieur un immense pourcentage d’enfants qui ne dépassaient pas autrefois l’école primaire et qui n’accédaient qu’aux usages minimaux de la lecture, de l’écriture et du calcul ». A mon avis, à travers l’examen de l’ensemble des études publiées, ce qui doit avant tout retenir notre attention, est que notre système éducatif ne parvient pas à s’adapter aux besoins d’une économie et d’une société de la connaissance, à entrer dans la modernité ; c’est-à-dire à permettre au plus grand nombre possible de jeunes d’accéder à des usages du discours, des mathématiques et de l’ensemble des outils médiatiques qui ne sont absolument pas comparables avec ceux qu’autorisaient le Certificat d’Etudes Primaires. Il ne parvient pas à s’adapter aux besoins du monde actuel, à se moderniser, aussi bien, ou avec la même rapidité, que la plupart des pays au niveau de vie comparable. Malgré nos prétentions et notre suffisance, malgré notre agitation, malgré un empilement de réformes et de systèmes divers, malgré nos soi-disant efforts il ne fait que reproduire les inégalités sociales et même trop souvent il les amplifie. Les statistiques livrées par la Cour des Comptes et l’Institut Montaigne le confirment, sans aucune ambiguïté.

 

Une pensée pour les jeunes

 

                   Devant un tel constat j’ai d’abord une pensée pour notre jeunesse. Car certaines personnalités politiques, que décidemment rien n’arrête, tentent de retourner le problème en considérant que l’attention portée aux échecs de notre système éducatif, et les critiques qu’ils provoquent, stigmatisent les jeunes. Qu’il vaut mieux mettre en avant leurs réussites que leurs échecs. Alors  mettons vite la poussière sous le tapis ? Mais là c’est un peu difficile. Les poussières sont en fait des gravats et ne peuvent plus être dissimulées ; la maison se fissure. Comme le montre l’Institut Montaigne, à partir d’une situation pareille toutes les dérives sont possibles. Elle dure déjà depuis trop longtemps. D’autre part ces gens se trompent, ou plutôt ils tentent de dissimuler leurs responsabilités, car cet échec n’est pas celui de notre jeunesse, mais celui d’un système, de leur système. Globalement, nos jeunes, et leurs familles, ont vraiment beaucoup de mérite. Dire que l’école ne facile pas leur insertion sociale et professionnelle comme elle devrait le faire, parce que c’est sa fonction et sa mission, est vraiment un euphémisme. En outre le mérite, et les compétences réelles, de ceux qui réussissent le mieux sont fortement entachés par la nécessité d’une assistance excessive des parents, de leur connaissance du système, de ses cursus de réussite, de leur soutien intellectuel direct ou indirect. Et malgré cela, avec un décalage dans le temps puisque la France fait partie des pays champions d’un chômage chronique chez les moins de 25 ans dont on devine ici une des raisons, globalement ils ne s’en sortent pas trop mal. Je veux dire par là que la situation pourrait être pire. La famille, les associations, la solidarité, l’entraide semblent encore capables d’apporter quelques corrections aux défaillances gravissimes de notre école. Mais dans le monde actuel un tel système de sélection par la reproduction des élites est anachroniquement malthusien, très injuste, absolument aberrent et mortel pour notre pays. Nous sommes tous perdants. Il y a donc dans ce jeu politique une forme d’hypocrisie insupportable et beaucoup d’inconscience. La cohésion sociale et notre niveau de vie, (pas seulement notre réussite économique), sont les principaux enjeux des défis à relever. Les générations précédentes, celles de ceux qui détiennent actuellement le pouvoir, ont eu beaucoup plus de chance. Il faut enfin l’admettre. La responsabilité est collective. Laisser perdurer une telle situation, qui complique à ce point la vie de nos jeunes, relève d’un manque de sensibilité et d’une inconscience gravissime. Tous les sondages montrent que la jeunesse connaît en France un état de souffrance plus important que dans les autres pays au niveau de vie comparable. Cet état de souffrance commence à l’école et se prolonge en grande partie à cause de l’école.

 

Une décennie marquée par la contestation de la pédagogie et une reprise en main du système éducatif par les anti-pédagogues

 

                   Au cours de la dernière décennie nous avons assisté à un déchaînement de critiques, d’une virulence inouï, à l’encontre des pédagogues et notamment de Philippe Meirieu. Un déchaînement dépassant parfois toute forme d’entendement. Selon ces critiques les réponses aux difficultés de notre système éducatif ne pouvaient que relever des traditions républicaines qui, pour leurs auteurs, ont fait l’efficacité de l’Ecole de Jules Ferry à la fin du 19ième siècle, pendant la première moitié du 20ième, et jusqu’aux années 70. Il fallait donc d’urgence replacer les savoirs et le respect des héritages au centre du système, et non l’enfant ; cesser de s’intéresser à ses difficultés personnelles pour revenir à un égalitarisme républicain ; instruire tout simplement, sans chercher aussi à éduquer. Un retour aux thèmes des traditions républicaines d’autant plus séduisant pour le pouvoir politique qu’il peut être fortement générateur d’économies. En donnant ainsi dans le simplisme il n’était pas difficile d’obtenir le soutien, au moins par la passivité, des parents et de l’ensemble de la société. Ce déchaînement de critiques semble s’être calmé, mais il a rendu véritablement anémique l’ensemble de la réflexion sur le fonctionnement de l’école. Et nous voilà confrontés maintenant à ses premiers effets. Comme le révèlent les dernières enquêtes, la reprise en main de notre système éducatif par les anti-pédagogues n’enraye pas l’effritement de son efficacité.

 

Le vrai et le faux

 

                   Effectivement, les pédagogues n’ont pas réussi à donner à notre système éducatif l’efficacité attendue. Cependant il faut d’abord faire un tri et ne pas leur faire supporter tous les malheurs découlant de l’ensemble des réformes introduites depuis un demi-siècle. Je pense notamment à l’enseignement du français, actuellement en cause, dans lequel l’introduction d’un jargon insupportable, très élitiste, désoriente tout le monde, élèves, parents et … la quasi-totalité des enseignants. Comme l’introduction des mathématiques modernes à doses massives, dans les années 60 et 70, puis leur suppression et un retour brutal à des mathématiques très classiques, toutes ces réformes ont été conçues par des intellectuels dans le but de faire « bouger » et « briller » leur discipline, mais pas pour de véritables raisons pédagogiques plaçant l’appropriation des savoirs dont le jeune a besoin au cœur de la problématique. Des appellations comme « réforme pédagogique de … » ont donc été utilisées de façon abusive. Comme Jean-Claude Guillebaud[4], je pense qu’il existe effectivement une « sottise diplômée ». Dans l’Education Nationale, elle se révèle être particulièrement active.

                   En fait, jusqu’à la fin des années 90, on a vu un intérêt pour les questions pédagogiques devenir une véritable mode et même une façon de se mettre en valeur, trop rarement justifiée par défaut de formation. Car l’institution n’a jamais réellement suivi. Elle n’a fait que semblant, tant au niveau de la formation initiale qu’à celui de la formation continue. (En Finlande la formation initiale s’étale sur 5 ans). Les intellectuels installés, reconnus, les différentes académies, ont toujours traîné les pieds par crainte que les considérations pédagogiques, notamment celles mises en avant par les pédagogues, portent préjudice aux caractères académiques des savoirs à transmettre. Tout ce beau monde a eu tort. Pour préserver le caractère académique des savoirs il fallait, au contraire, accompagner le mouvement en lui associant ce que je vais appeler un peu plus loin une « pédagogie de l’instruction », qui de façon générale lui a fait défaut. Ce mouvement avait tout de même quelques raisons d’exister !  

 

Pourquoi, en France, la pédagogie s’est-elle révélée aussi impuissante ?

 

                   Les pédagogues ont tout de même initié une volonté, des méthodes, des orientations fondamentales, qui constituent globalement une des raisons pour lesquelles en Finlande, par exemple, l’école réussit mieux qu’en France. Cependant, en France, le contexte de l’action éducative est très particulier et si les pédagogues n’ont pas mieux réussi, (j’ai beaucoup de peine à parler d’échec véritable car leurs détracteurs n’ont pas montré qu’ils pouvaient faire mieux), c’est surtout en raison de deux facteurs qui s’associent étroitement. Le premier, fondamental, qui, jusqu’à présent, n’a pas encore été sérieusement introduit dans la réflexion pédagogique, pas plus en Finlande, (ou ailleurs), qu’en France, est celui des effets de la télévision. Globalement ces effets sont complexes mais  nous allons voir que certaines de leurs composantes, (je dis bien : certaines composantes seulement), participent déjà fortement à cette différence de classement entre la France et d’autres pays. Car, effectivement, pour justifier cette hypothèse, nous devons commencer par constater que, d’une part la question de l’efficacité de notre école, d’autre part la pénétration massive des télévisions dans nos espaces de vie quotidiens, depuis le début ou le milieu des années 80, sont deux phénomènes qui s’associent chronologiquement, c’est-à-dire deux phénomènes qui semblent s’être développés parallèlement. Les effets en question se manifestent aussi à travers le cinéma, la vidéo et les nouveaux jeux[5], c'est-à-dire, de façon générale, à travers les écrans. Ce facteur que sont les effets de la télévision n’est pas, en fait, celui qui fait directement la différence dans les évaluations effectuées selon le système PISA mis en place pour les pays de l’OCDE, mais indirectement il y participe fortement. Je dois souligner, au passage, que nous nous intéressons d’abord à la dégradation continue de l’efficacité de notre école dans le cadre des comparaisons avec les autres pays ; car c’est dans ce cadre que cette dégradation d’une enquête à l’autre, semble retenir l’attention des observateurs. Elle révèle effectivement des difficultés que d’autres pays n’ont pas, et qu’il faut tenter d’expliquer, en priorité. Et, selon mon hypothèse, l’effet télévision serait déjà à ce premier niveau de difficultés, de façon très indirecte, une des principales causes de cette dégradation. Autrement dit, surtout du point de vue de leur développement cognitif, en France, au cours des dernières décennies, les jeunes ont subit plus qu’ailleurs les effets de la pénétration massive de la télévision dans leurs espaces de vie quotidiens.

                   Cette hypothèse mérite quelques explications et un petit effort de raisonnement. Pour comprendre nous devons d’abord examiner le second facteur, que je définis comme le contexte socioculturel dans lequel s’effectuent la formation intellectuelle et l’éducation des jeunes dans notre pays. La société française souffre effectivement d’un ensemble complexe de blocages. Fascinée par « l’Ecole de Jules Ferry », et sa réussite en « trompe-l’œil », elle se ferme en fait à tout débat sur la moindre modernisation de l’enseignement. Nous devons savoir aussi que le français est une langue dite « opaque », nettement plus difficile à apprendre que le finnois, (selon des études et une classification linguistique assez récentes). Pour Stanislas Dehaene,[6] l’apprentissage de la lecture, et de l’écriture, en langue française demande du temps, de la patience et un minimum de respect des rythmes individuels. Ce que les parents les plus actifs, dans leurs attentes envers l’école et leurs conceptions encore globalement beaucoup trop simplistes des apprentissages scolaires et de la pédagogie ont tendance à refuser, massivement. Ils transforment beaucoup trop souvent l’apprentissage de la lecture en une compétition entre familles. Par tradition culturelle, c'est-à-dire depuis très longtemps ! Mais dans le contexte actuel, une pareille compétition ne fait que détourner un peu plus cet apprentissage de ses significations réelles, intrinsèques. Trop souvent le principal souci à très court terme des parents est de pouvoir dire le plus vite possible aux grands-parents, aux oncles, aux tantes, aux voisins, aux amis, …, que le petit sait déjà lire. Je pense que dans le contexte actuel, notamment, ce n’est pas une façon efficace de lui faire découvrir l’importance du savoir-lire comme outil d’émancipation et de développement personnel. Et, de façon générale, il faut finalement reconnaître que nos ambitions intellectuelles, très fortes, démesurées, se manifestent de façon totalement incohérente et même …  inintelligente, jusqu’au plus haut niveau de l’administration de l’Education Nationale, et cela encore et toujours par tradition culturelle, un ensemble de traditions culturelles bien françaises. Un comble ! Elles finissent par nous aveugler complètement. Ainsi, arrivons au fait ; dans un contexte technologique et culturel de plus en plus démotivant pour les apprentissages scolaires fondamentaux, pendant que la télévision installait sournoisement ses effets, les penseurs de l’éducation ont encore renforcé le caractère déjà trop encyclopédique et théorique des programmes, alors qu’il aurait fallu faire exactement le contraire. Il ne faut donc pas aller chercher très loin pour comprendre pourquoi, dans certains pays du nord de l’Europe, mettons encore en avant la Finlande, l’école réussit mieux que chez nous, et de façon assez nette. Et, effectivement, de véritables pédagogues auraient du être sensibles à ce phénomène. Ceux qui ont tenté de moderniser notre école ont donc, autant que leurs détracteurs, une responsabilité dans l’effritement de son l’efficacité.

                   Mais, évidemment, cette différence de réussite ne peut pas n’avoir qu’une seule et unique cause. J’ai déjà dit que le finnois est une langue nettement moins opaque que le français. Evoquons aussi la formation pédagogique des enseignants, beaucoup mieux conçue en Finlande qu’en France ; un facteur pour moi particulièrement important. Mais il faut aussi ouvrir les yeux sur cette situation. Car elle fournit une explication aux problèmes particuliers de notre école, une explication très simple, qui, en plus, coiffant toutes les autres, met bien en exergue les origines de ses problèmes, les raisons de son déclassement actuel. Reconnaissons donc, tout simplement, qu’en Finlande, et dans beaucoup d’autres pays,  les ambitions intellectuelles étant nettement moins exacerbées qu’en France, par tradition culturelle des activités pratiques, manuelles, artistiques ont été maintenues. Les enseignements et les activités scolaires dans leur ensemble ne sont pas aussi éloignés de la réalité qu’en France ; elles ne sont pas seulement « théoriques » et encyclopédiques. Car il faut prendre conscience qu’avec l’entrée massive de la télévision dans nos espaces de vie quotidiens les enfants ont, de façon globale, franchi un seuil de rupture avec toutes les activités manuelles et physiques, les activités de contact avec la réalité, la matière, (40% d’activités physiques en moins !). Les efforts d’une personnalité telle que Georges Charpac, prix Nobel de physique, avec son programme au titre évocateur «La main à la pâte » n’ont pas eu un écho suffisant, ils sont restés trop marginaux. Il eût fallu introduire des compensations généralisées dans l’enseignement, adapter les activités pour entretenir des liens entre école et réalité, alors que ceux qui existaient de façon naturelle entre l’école d’autrefois et le contexte de son action s’effilochaient et devenaient très insuffisants. Mais globalement, nous avons fait exactement le contraire ! Juste ce qu’il fallait pour provoquer la dégradation de l’efficacité de notre école dans les comparaisons internationales. Car dans aucun de tous ces pays qui ont su réformer de façon un peu plus efficace que nous leur système d’enseignement la réussite ne peut être attribuée à des découvertes pédagogiques fondamentales. Elle a tout simplement été permise par des réactions nettement moins conservatrices aux évolutions s’associant à la modernité, notamment à l’égard des pratiques pédagogiques dans leur ensemble, c'est-à-dire à une modernisation tranquille, banale. L’attention portée à la formation des enseignants me paraît être une des clés de cette différence de réussite. Car la capacité à prendre conscience, « à sentir », que l’introduction ou le maintien d’activités physiques, manuelles et expérimentales conséquentes devenait de plus en plus nécessaire, indispensable, relève d’une sensibilité pédagogique qu’en France l’institution, en raison de son attrait pour les concepts fumeux et les grandes théories, n’a jamais su ou jamais voulu développer, soutenue dans cette imposture par la majorité la plus active et la plus écoutée des intellectuels et des parents. Et les « pédagogues » qui ont tenté de moderniser notre école n’ont pas su échapper à la tentation des concepts fumeux. Une telle explication de son déclassement  peut paraître contradictoire  car il semble difficile de reprocher à la société française ses ambitions intellectuelles. Elles sont naturelles, en France comme ailleurs. Mais, dans une forme d’autisme, en empruntant des raccourcis simplistes, la société française reste aveugle à l’égard des exigences pédagogiques fondamentales et à tout ce qui permettrait à son école de s’adapter réellement au monde moderne. Notre histoire, au cours de laquelle s’est enraciné un attachement à des traditions culturelles bien françaises, est finalement en train de nous jouer un mauvais tour ; un très mauvais tour ! Cet attachement nous aveugle.

                   En résumé, selon l’hypothèse que je viens de développer, en France la scolarité des jeunes a été très globalement plus sensible aux effets de la télévision qu’ailleurs parce que, pendant que celle-ci entrait massivement dans nos espaces de vie quotidiens, provoquant de façon globale une véritable rupture avec la réalité et l’expérimentation physique, l’institution a commis la lourde erreur pédagogique de rendre les enseignements encore plus théoriques et encyclopédiques qu’ils ne l’étaient déjà, avant.

                   Cependant, avec ce premier aspect de mon hypothèse, je n’ai pas la prétention de livrer la révélation qui pourrait permettre de tout expliquer. Je sais pertinemment que les dysfonctionnements qui ont engendré cette situation sont nombreux. Mais il me paraît nécessaire de faire une analyse aussi complète que possible. Or, justement, je constate que dans les débats provoqués par les évaluations citées précédemment cette maladresse pédagogique, qui a rendu des enseignements déjà trop encyclopédiques et théoriques encore plus éloignés de la réalité, donc des capacités réelles d’assimilation des enfants, n’est jamais évoquée, alors que son impact pourrait s’avérer avoir été déterminant et le rester longtemps. Cependant ce premier aspect de mon hypothèse n’est qu’un outil permettant d’entrer dans la problématique que nous allons développer. Car, en fait, cette problématique, qui consiste à ouvrir la « boîte noire » des effets de la télévision, est encore beaucoup plus complexe et surtout universelle. Elle concerne tous les enfants, dans tous les pays.

                   A ce propos, il paraît paradoxal pour un pays qui se veut moderne et à la pointe de tous les progrès de constater que les français manifestent peu d’intérêt pour cette question. Je suppose que la critique du pédagogisme, parfaitement justifiée mais souvent caricaturale et excessive, a eu des effets collatéraux  importants. Car il faut être conscient que cette question des effets de la télévision sur les enfants relève de la pédagogie. Dans le dossier publié dans le cahier « Science et Techno » du journal le Monde daté du 8 octobre 2011, Stéphane Foucart constate, qu’en France, l’activité scientifique sur le sujet est quasi nulle. Les études qui confirment la réalité des effets de la télévision sur la santé et le développement cognitif des enfants ont été faites essentiellement aux Etats-Unis, en Australie ou au Canada. Cette situation semble avoir pour origine un enfermement des débats dans des comparaisons avec l’école d’autrefois, une espèce de suffisante, engendrée par sa réussite, qui crée un véritable aveuglement. Et sa persévérance, malgré les enquêtes venues d’ailleurs et les avertissements de certains, est donc, très certainement, un effet collatéral de cette critique excessive du pédagogisme. Une critique qui a fini par atteindre la pédagogie dans ces fondamentaux, c’est-à-dire la pédagogie nécessaire à toute forme d’enseignement.  

 

La question des effets de la télévision, une hypothèse complexe

 

                   Les effets de la télévision me paraissent donc être une des principales raisons permettant d’expliquer le décrochage de la France dans les évaluations et les comparaisons de l’efficacité des systèmes éducatifs des pays industrialisés. Et nous constatons aussi que la chronologie, sans posséder le pouvoir de valider totalement cette hypothèse bien sûr, permet déjà de ne pas l’écarter. D’autres raisons sont proposées pour expliquer ce décrochage. L’Institut Montaigne, dans son rapport de 140 pages environ, avance de nombreuses critiques et propositions que j’approuve entièrement. Mais, nous allons voir assez rapidement que le phénomène de rupture avec les activités physiques et pratiques, que je viens de présenter comme pouvant être une des principales raisons du décrochage de la France, n’est qu’un aspect, un « simple détail » dans mon hypothèse ; un détail dont les conséquences sont certes importantes mais qui ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt. En fait, de façon beaucoup plus globale, je considère que depuis la pénétration massive de la télévision dans nos espaces de vie quotidiens, vers le début ou le milieu des années 80, ses effets ont engendré une importante mutation des rapports aux langages, à tous les langages, c'est-à-dire à la langue écrite et parlée, au calcul, aux mathématiques … Et que les dysfonctionnements majeurs des systèmes éducatifs des pays développés, que des traditions culturelles peuvent rendre plus aigus pour certains que pour d’autres, sont des conséquences de ce phénomène de mutation des rapports aux langages. Alors, selon cette hypothèse, en France comme ailleurs, les effets de la télévision sur les apprentissages scolaires se placeraient en amont de ce qui, du point de vue de la gestion de l’école, (semaine de quatre jours, aide individualisé insuffisante, …), peut venir perturber le bon déroulement de ces apprentissages. Ils viendraient ainsi coiffer les dysfonctionnements relevés par l’Institut Montaigne, la Cour des Comptes et d’autres observateurs, et auraient un effet amplificateur important sur l’ensemble de ces dysfonctionnements. Chercher à maîtriser ces effets apparaît alors comme une priorité, un passage inévitable vers une réforme réussie. Actuellement ce qui semble être notre premier défi, celui que les observateurs mettent en avant, consiste donc à enrayer notre déclassement d’une évaluation à l’autre dans les comparaisons internationales. Mais la réussite de quelques pays n’est que relative aux performances des autres pays. Les différences sont sensibles mais aucun système éducatif ne fonctionne vraiment bien. Tous sont encore très loin de la perfection. Même en Finlande l’école connaît d’importantes difficultés, et dans l’absolu sa supériorité ne disparaît peut-être pas mais s’estompe fortement. Donc toujours selon mon hypothèse, les effets de la télévision sur la formation et l’éducation des enfants se présentent comme un défi global, inhérent à la modernité, qui ne peut épargner personne. Inévitablement, tous les pays sont, et seront de plus en plus, confrontés à cette question. La sensibilité pédagogique apportée par la formation initiale des enseignants, que certains pays ont su mettre en œuvre, a permis, de façon certaine, d’opposer un début de résistance aux effets de la télévision, mais pas de découvrir le phénomène extrêmement complexe de destruction des rapports au discours qui s’est installé et développé dans nos sociétés modernes. Etant actuellement un peu plus concernés, parce que d’un point de vue pédagogique, à cet égard nous avons déjà commis des erreurs importantes qui, par ailleurs, ont été évitées, profitons de cette occasion pour engager une réflexion approfondie sur cette question. Elle nous concerne tous : intellectuels, responsables politiques, enseignants, parents …

 

 



[1] Dans le résumé du rapport publié en avril 2010.

[2] Données prises dans Le Nouvel Observateur du 13 au 19 mai 2010.  

 

[3] Le « Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves », (PISA), est un organisme géré par OCDE.

[4] Directeur de collection aux Editions du Seuil. Auteur d’une chronique dans le  Nouvel Observateur.

[5] Chronologiquement c’est la télévision qui a commencé à développer de façon importante les effets en question, et c’est aussi à partir de la télévision qu’ils se sont étendus aux autres médias utilisant un écran comme espace de représentation. Ainsi parler « d’effets d’écrans », ne me paraît pas juste. L’expression « effets de la télévision » sera donc toujours employée au sens large.

[6] Chercheur en psychologie cognitive expérimentale, professeur au Collège de France, auteur de plusieurs ouvrages sur le fonctionnement du cerveau, dont  « Les neurones de la lecture » - Editions Odile Jacob - 2007