NOUVEAU TEXTE: "A PROPOS DES 21 MESURES POUR L'ENSEIGNEMENT DES MATHEMATIQUES DE LA COMMISSION VILLANI"

 

Première partie (2)

(Suite)

 

Cinquième aspect de ce phénomène de résistance : un recul de plus en plus prononcé et généralisé par rapport aux utilités externes des apprentissages scolaires.

 

                   En fait nous constatons maintenant une absence de sensibilité aux utilités externes presque totale et pratiquement généralisée dans les zones urbaines, peut-être un peu moins prononcé dans les zones rurales.

                   C’est un aspect de notre phénomène de résistance qui est lié à la civilisation actuelle, globalement. Il ne peut pas être considéré comme un effet particulier de la télévision. Cependant il me paraît difficile de le dissocier des quatre précédents.

                   Justement, oublions quelques secondes la télévision. Les calculatrices d’abord, la vie moderne ensuite, ont enlevé au calcul numérique, à la maîtrise du calcul mental et des quatre opérations pratiquement toutes leurs utilités externes immédiates, celles qui peuvent être perçues directement ou indirectement par les élèves du primaire et des deux premières années du collège. L’apprentissage du calcul se justifie maintenant essentiellement par son intérêt dans l’apprentissage des mathématiques elles-mêmes, pour lequel, il faut être bien conscient, qu’il est indispensable.  Stella Baruk propose des solutions : ce qu’elle appelle « des praximétries », qui consistent par le biais d’activités pédagogiques très expérimentales à redonner un peu de sens au calcul, au sein des mathématiques elles-mêmes. Pour la pédagogie c’est effectivement un véritable défi, que l’institution, encore une fois n’a pas su relever. Elle a fait faire, ou laisser faire, n’importe quoi. Ainsi, devant les difficultés des élèves, les concepteurs des programmes d’une part, les auteurs de manuels d’autre part, prisonniers de logiques un peu simplistes, ont cru bon d’émailler les enseignements d’exemples soi-disant concrets, tels que les anciens problèmes de robinets. Alors quand le professeur demande à une classe d’élèves de 5ième de calculer le volume « d’une dalle en béton en forme de pavé droit » il se trouve confronté à des difficultés de compréhension qui ne relèvent plus d’un cours de math. Au milieu du 20ième siècle le professeur de mathématiques pouvait expliquer en quelques mots la signification de « dalle en béton ». Les enfants possédaient les références pratiques « extérieures » nécessaires pour comprendre. Aujourd’hui, pour chaque exercice de ce genre il faudrait faire « sortir » les élèves de la salle de classe. Chez la majorité des enfants, notamment dans les populations urbaines, les pré-requis indispensables ont totalement disparus. Ces enseignements, réformés dans le simplisme  pour tenter de donner aux savoirs enseignés une apparence d’utilité externe immédiate, créent finalement une situation vraiment aberrante, dès qu’ils sont confrontés à la sensibilité réelle des jeunes.

                   Globalement, aujourd’hui, l’environnement technologique a donc considérablement réduit les utilités externes immédiates des apprentissages scolaires fondamentaux. Les incidences sur les motivations au niveau de l’école primaire et du collège sont fortes, tant que la sensibilité des enfants ne leur permet pas de donner une signification personnelle interne ou externe aux apprentissages en cours. Une sensibilité qui ne peut plus être associée, comme il y a un siècle, à des questions de survie immédiate, aux savoirs et savoir-faire nécessaires à la vie de tous les jours, ou à des besoins d’émancipation à cour terme. Alors, dire à un enfant de 6 à 14 ans : « si tu n’apprends pas bien tu seras chômeur », par exemple, en espérant produire l’effet des utilités externes d’autrefois n’a pas véritablement de sens. Par contre la sensibilité des enfants aux activités artistiques et culturelles est forte. Je pense que leur besoin d’émancipation intellectuelle par le biais d’activités artistiques s’est développé avec la télévision de façon importante. C’est donc encore à la pédagogie d’utiliser cette sensibilité pour développer des motivations à l’égard des apprentissages scolaires fondamentaux. Encore un défi ! Mais il faut aussi de la part des parents que la prise de conscience de cette évolution n’est pas des effets négatifs. J’ai trop souvent entendu des parents exprimer leurs doutes sur l’intérêt d’apprendre à calculer avec des fractions. Parce que, selon ceux que j’ai entendu s’exprimer, les calculatrices le font si bien, sans erreur ! D’où la nécessité de donner à la concertation professeurs-parents de nouvelles dimensions.

  

Mais pourquoi mettre en cause la télévision, de façon aussi nette ?

 

                   Au travers de toutes ces observations j’ai donc progressivement acquis la conviction que mon travail d’enseignant, qui me paraissait pourtant être un assez bon compromis entre des exigences traditionnelles et une attention soutenue aux difficultés individuelles de mes élèves, se heurtait à une « culture extérieure » de plus en plus puissante qui engendrait des résistances nouvelles soit par leur nature soit par leur intensité.

                   Pourquoi mon questionnement s’est-il aussi vite dirigé vers la télévision ?

                   Aujourd’hui, avec le temps, la question des effets de la télévision est considérée comme un phantasme de salle des profs. Pourtant vers le milieu des années 1980, elle était semble-t-il plus que de nos jours un sujet d’inquiétude. Dans une enquête effectuée, en France, à la demande du ministère de l’Éducation Nationale, Jacques Lesourne écrivait : « Les mauvais résultats en matière de lecture viennent du fait que les enfants assimilent une multitude de langages incompatibles entre eux. Celui de la télévision et des jeux vidéo, par exemple, est un langage inorganisé, a-conceptuel, qui est à l’opposé du mode de savoir exigé et dispensé par l’école. »[1] Cette enquête semble être tombée dans les oubliettes. Que s’est-il passé depuis ? Qu’a-t-on fait ? L’ensemble de la réflexion semble s’être épuisée dans une critique récurrente des émissions.

                   Alors, je répète encore une fois que le problème n’est pas directement celui de la qualité des émissions. Je ne veux pas dire par là que la qualité des émissions est satisfaisante, mais que cette approche de la question, vers laquelle nous nous sommes égarés jusqu’à présent, ne conduit à rien. Son impuissance a fini par installer le doute, l’acceptation passive et la résignation. Il faut remonter plus haut, à la nature même de ce que véhicule la télévision. Or, la télévision est d’abord faite d’images. Sans images, pas de télévision. (Nous revenons à la radio). Avec la télévision s’est donc développée de façon très intensive une forme de médiatisation mettant en œuvre des images. Cette forme de médiatisation a en fait été initiée par la photographie et le cinéma, mais c’est seulement avec la télévision qu’elle a acquis la force de pénétration qui rend ses effets aussi pervers et sensibles. Elle s’est ensuite répandue sur tous les écrans que l’innovation technologique a introduits dans notre environnement. Notre hypothèse est que c’est donc dans la nature de ses images que se situent les origines de notre problème.

                   Ces images, globalement, sont de conception photographique. (Ce qui, si nous connaissons le principe du cinéma[2], me paraît facile à admettre). Si depuis les années 1980 les rapports aux langages, c’est-à-dire principalement à la langue maternelle et aux mathématiques se sont profondément transformés sous les effets des images de la télévision, c’est parce que ces images sont de conception photographique. Alors comment les images de la télévision peuvent-elles intervenir sur les rapports aux langages au point de modifier en profondeur ceux qui, dans nos sociétés, s’étaient établis au cours de l’histoire ? Voilà ce qu’il s’agit maintenant de découvrir, méthodiquement.

 

2 - Nos outils :
les images de la télévision
sont des images de conception photographique.
Que sait-on d’elles ?

Pourquoi sont-elles en cause ?

 

                   Les critiques portant sur les émissions sont abondantes, et cela depuis que la télévision existe. Mais je pense qu’elles ont été aussi utiles que des coups de bâton dans l’eau. De quoi finalement faire douter de la réalité des effets de la télévision. Or des études scientifiques très sérieuses, s’appuyant sur des mesures statistiques étalées dans le temps, (depuis 1983 pour certaines)[3] ne permettent plus d’en douter. La situation serait même très préoccupante. Mais, avec ces études, nous ne sommes encore qu’au milieu du gué. Dire et montrer que la télévision produit des effets négatifs ne suffit pas ! Que peut-on faire en s’arrêtant à ce constat ? Interdire aux enfants de la regarder ne peut pas être une solution pérenne et équitable. D’autre part la télévision véhicule une masse considérable d’informations. Elle s’impose incontestablement comme un outil d’émancipation et de distraction qui appartient à la modernité. Il faut donc aller plus loin. Alors essayons autre chose. Autre chose que cette critique globale des émissions qui ne conduit à rien. C’est donc seulement, car je ne vois pas d’autre issue possible, en cherchant à découvrir les origines exactes des effets, puis en cherchant à dévoiler leurs mécanismes pour ensuite proposer des solutions susceptibles de les neutraliser que nous pouvons espérer sortir de cette situation. Or selon notre hypothèse, pour cesser de tourner en rond et trouver enfin une porte de sortie, il faut réellement cesser de s’acharner sur l’émission elle-même, dans sa globalité, pour aller chercher un peu plus en amont, du côté de la nature des images, en les isolant.

                   La sémiotique propose quelques outils d’investigation ; nous allons donc commencer par rappeler ses définitions élémentaires.

                   Mais une précision importante s’impose : notre projet est de comprendre comment la télévision agit sur les enfants par le biais de ses images, notamment sur les enfants très jeunes, (de 3 à 6 ou 7 ans), jeunes, (de 6 ou 7 ans à 11 ou 12 ans),  et enfin préadolescents, (je considère qu’il faut impérativement éviter que les bébés – les enfants de 0 à 3 ans – regardent la télévision). L’approche de l’image de conception photographique proposée dans les pages qui suivent est donc destinée à rassembler les outils nécessaires à ce travail d’investigation. Elle a une vocation purement pédagogique très ciblée sur le développement cognitif des enfants et leur éducation dans le contexte actuel. Il faut absolument ne pas oublier cette précision.

 

Quelques notions élémentaires de sémiotique

 

                     Au début du XXe siècle, Charles Sanders Peirce, « inventeur » de la sémiotique, a défini trois niveaux de représentation.

                   Le premier niveau est celui des index (ou indices)[4] : c’est celui des « signes » (ou représentations) qui se réalisent par connexion réelle (ou connexion physique) avec ce qu’ils représentent, appelé le référent. Les empreintes, par exemple, sont des index. L’empreinte d’un pied dans la boue est un indice. La fumée est l’indice de l’existence d’un feu …

                   Le deuxième niveau est celui des icônes. Cette catégorie est celle des « signes » qui n’entretiennent avec leur référent, « l’objet » représenté, que des relations de ressemblance, (mais elles peuvent être complexes). Les arts plastiques traditionnels, c’est-à-dire la peinture, le dessin, la sculpture,… appartiennent, de façon générale, à cette catégorie. A laquelle il faut aussi apparenter la musique. (Disons que l’œuvre musicale se construit selon un processus comparable)

                   Le troisième niveau est celui des symboles : c’est celui des « signes » qui sont associés à ce qu’ils désignent par l’intermédiaire d’une convention générale. Les lettres, les mots, les phrases, les nombres,…, sont des symboles.

                   Une photographie d’un objet, disons par exemple d’un bouquet de fleurs, et une représentation du même objet réalisée par un peintre peuvent plus ou moins se confondre. Mais nous allons voir dans les lignes et les pages qui suivent que ces images ne peuvent pas appartenir à la même catégorie sémiotique de représentation, et que leur fonctionnement médiatique est en réalité fondamentalement différent. Pour l’expression « bouquet de fleurs », par contre il ne peut y avoir de doute. L’expression, l’écriture « bouquet de fleurs », n’a pas la forme d’un bouquet ! La représentation s’effectue par le biais d’évocations conventionnelles. La reconnaissance orale ou écrite de l’expression évoque un concept, une information générale. Pour donner autant d’informations que les deux premières elle doit être accompagnée d’une description, par exemple.

                   Récemment, dans les années 70 et 80 les débats sur la place de la photographie dans les arts plastiques ont rappelé et souligné avec insistance que l’image de conception photographique ne peut qu’appartenir au premier niveau de représentation, celui des index. Il faut tout de même souligner au passage, et c’est très important pour notre problématique, qu’elle n’est pas une empreinte ordinaire puisque, techniquement, elle réussit à s’affranchir des contraintes dimensionnelles qui pèsent sur les autres empreintes. En effet l’empreinte d’un pied dans de la boue présente les mêmes dimensions que ce pied. Par contre l’image de conception photographique peut être agrandie ou réduite selon les besoins, ou plutôt pour répondre à une multitude de raisons qui souvent nous échappent. Malgré cette particularité l’image de conception photographique appartient toujours à un niveau de représentation qui donne immédiatement le sentiment d’être assez primitif, puisqu’il est celui des empreintes. Au passage, je voudrais souligner que le statut de l’image de conception photographique, pourtant apparue dans la première moitié du 19ième siècle, était encore en débat  à la fin du 20ième siècle. Ce sont les photographes eux-mêmes, qui me paraissent responsables de cette situation et de ses conséquences. Et quand je parle des photographes c’est au sens large. J’englobe dans cette profession tous les concepteurs d’images, mobiles comme celles du cinéma, de la vidéo et de la télévision, ou fixes comme celle de la photographie elle-même. Aujourd’hui encore ils ont beaucoup de peine à comprendre que ce classement ne fixe pas la place de l’usage de l’image de conception photographique dans la hiérarchie des outils intellectuels. Et en affirmant qu’elle peut s’organiser en langage pour remplacer le discours ils sont dans l’erreur, ils ne font que dévaloriser leur travail. Pourtant, Peirce lui-même classait déjà la photographie dans la catégorie des index. L’apport des technologies modernes, notamment de l’informatique, ne change rien à ce statut. Nous éviterons cependant de nous égarer vers un sujet, certes passionnant, mais qui n’est pas le nôtre. Globalement, d’un point de vue scientifique, et surtout dans le cadre de notre problématique, les images de la télévision, comme celles du cinéma et de la vidéo, ne peuvent être que des images de conception photographique.

 

Roland Barthes donnait à l’apparition de la photographie les dimensions d’un évènement extrêmement important car, de son point de vue, il partageait en deux l’histoire de l’humanité

 

                   Avec l’invention de la photographie sont donc apparues pour la première fois dans l’histoire de l’humanité des images réalisées sans la mise en œuvre de codes spécifiques et fondamentaux pour les interpréter. Depuis les cavernes, tout au long de son histoire, jusqu’à l’invention de la photographie, l’homme n’avait eu à sa disposition, pour s’exprimer, que des outils permettant de réaliser des représentations par des symboles ou par des ressemblances, c'est-à-dire par des discours, écrits et oraux, ou par des peintures, des dessins, des sculptures …

                   Notre langue maternelle, par exemple, utilise des lettres, des mots…, des signes… Elle met en œuvre des symboles qui sont associés à ce qu’ils représentent par des conventions. Notre langue maternelle est donc un langage. Il en est de même pour nos systèmes de numération, pour les mathématiques.

                   Le peintre, le dessinateur, le musicien, le sculpteur ne sont pas des automates. Être capable d’exécuter un dessin, un tableau… exige toujours des apprentissages souvent difficiles, des compétences. Le peintre examine son sujet, le mémorise et en réalise méthodiquement une interprétation personnelle, même si cette interprétation personnelle se rapproche parfois d’une photographie, c’est toujours une interprétation. Pour John Berger, écrivain et photographe anglais, la peinture traduit des apparences. « Interpréter » et « traduire » seront donc ici synonymes. Retenons ces  deux mots et leur signification commune. C’est lui, le peintre, (sa mémoire, son cerveau, sa main, …), qui construit l’image, dessine les contours, choisit les couleurs, commet éventuellement des oublis, volontaires ou involontaires, (souvent involontaires). Pour produire une œuvre accessible à un public il faut qu’il posséder une habileté, des compétences, des savoirs, des savoir-faire, qu’il connaisse des codes. La peinture, le dessin… sont des modes de représentation qui accèdent donc eux aussi au statut de langage.

                   Par contre, l’image de conception photographique, quel que soit le média qui la véhicule, reste l’empreinte d’un fragment d’espace et de temps réalisée essentiellement par des procédés physico-chimiques ou de plus en plus purement physiques, sans que les codes spécifiques nécessaires à sa réalisation puissent réellement modifier ce statut d’empreinte. Les appareils utilisés pour prélever les empreintes laissent peu de possibilités d’intervention directe et immédiate, par comparaison avec ce que peut faire un peintre. La physique, la chimie et aujourd’hui la numérisation n’oublient rien, et n’ajoutent rien. Cet aspect de l’image de conception photographique est fondamental. Car c’est ainsi que la photographie permet même de faire des découvertes qui échappent à l’œil humain, soit parce qu’il s’est englué dans la tyrannie de la vie quotidienne, soit encore parce que le sujet est animé d’un mouvement bien trop rapide pour notre l’œil, comme le fugitif, l’éclair. N’est-ce pas grâce à la photographie que le physiologiste  Etienne-Jules Marey, entre 1882 et 1890, (il y a déjà plus d’un siècle), est arrivé à décrire le galop du cheval, la course de l’homme, le vol des oiseaux … ? Plus remarquable encore : dès le début du 20ième siècle la photographie permettait de « visualiser » des projectiles sortant d’une arme à feu. Peut-on voir à l’œil nu, puis peindre ou dessiner la balle sortant du canon d’un fusil ? Les pouvoirs de l’image de conception photographique sont énormes, mais ils ne changent pas son statut d’empreinte, ils en sont des conséquences. Le cadrage, le choix de l’instant, de l’ouverture et de la vitesse de prise de vue ne sont pas réellement des instruments de codage. Plus précisément, comparativement aux révélations de l’empreinte leur pouvoir de codage est relativement faible. Le photographe fait des choix, importants certes, mais ce sont, malgré tout, les appareils, la chimie et la physique qui réalisent l’essentiel de l’image. Roland Barthes l’a parfaitement montré[5]. Les images de conception photographique ne peuvent pas représenter la réalité par « interprétation » comme le font les symboles (les mots, les phrases, les nombres…, par l’intermédiaire de conventions, plus précisément par l’intermédiaire d’évocations conventionnelles appelées concepts), et les icônes (peintures, dessins…, par l’intermédiaire de ressemblances, de codes, de constructions manuelles dirigées par l’œil, la mémoire et le cerveau). Quel que soit le « travail » qui, à travers nos perceptions d’adultes, vient se placer « derrière » les images de la télévision, du cinéma ou de la vidéo, pour nos enfants, ces images fonctionnent comme des empreintes. Elles ne peuvent pas fonctionner autrement !

                   Cependant, nous ne pouvons pas ignorer, ou faire semblant d’ignorer, les énormes possibilités d’intervention, de transformation, offertes aujourd’hui par l’informatique. Elle permet de produire méthodiquement, et de façon relativement facile, des images qui, tout en conservant toutes les apparences et toutes les caractéristiques de l’image de conception photographique, ne sont plus réellement, dans leur totalité ou partiellement, des empreintes de fragments d’espace et de temps. Ce sont des images qui sont pourtant regardées, et qui fonctionnent, comme des images de conception photographique, c'est-à-dire en produisant les mêmes effets[6]. L’infographie, appliquée à la photographie, en permettant de réaliser des images susceptibles de fonctionner comme des empreintes mais qui sont en fait partiellement des icônes, introduit effectivement des risques de confusion. Mais il faut d’abord savoir que les photographes savent depuis longtemps, dans leur laboratoire, « lisser » leurs images ; c'est-à-dire, par exemple, rééquilibrer la densité des lumières[7] ; et que les effets spéciaux tels que la solarisation, la superposition d’images sont presque aussi anciens que la photographie elle-même. Avec l’entrée dans l’aire du numérique la photographie semble s’être découvert de nouveaux champs d’investigation, de recherche, mais, en réalité, déjà présents dans l’imaginaire des photographes, ils étaient souvent difficiles d’accès et  l’ouverture de ces champs était attendue avec impatience. Le numérique ne fait, en réalité, que rendre la photographie plus facile, à tous les niveaux, mais il ne change pas de façon significative son statut d’empreinte. (Je ne peux me retenir d’ajouter au passage qu’il la rend nettement plus facile, et tellement plus facile que nous avons vraiment atteint le « degré zéro » dans la pratique populaire de la photographie). C’est donc essentiellement dans les galeries d’art que la question « icône ou empreinte ? » peut se poser. Mais à se niveau a-t-elle encore un intérêt de caractère général ? Pour nous, pour le thème qui nous intéresse ici, pratiquement aucun. Admettons toutefois, par prudence, qu’il faut garder à l’esprit que se sont les images enregistrées, avant toute retouche, dans nos appareils de prise de vue qui sont véritablement des empreintes de fragments d’espace et de temps. Et, dans ce nouveau désordre, il convient donc, toujours, de se demander de quel fragment d’espace et de temps l’image regardée peut bien être l’empreinte, c'est-à-dire s’interroger en cherchant à savoir de quelle réalité elle peut bien émaner. Ce qui constitue une approche tout à fait normale de l’image de conception photographique, en cohérence parfaite avec sa nature et son fonctionnement médiatique, depuis qu’elle existe. Ce questionnement doit concerner aussi évidemment la scène enregistrée sous forme d’empreinte, le sujet de l’image. Tout en restant parfaitement réelle ou réaliste elle peut avoir été plus ou moins jouée, arrangée, composée à des fins esthétiques, ou pour exprimer une idée. Le sujet ou la scène peuvent être totalement « artificiels », aussi « artificiels » que dans certaines natures mortes, celles qui sont composées, ou dans les pièces de théâtre retransmises à la télévision, mais les nouveaux outils permettent de donner à leurs représentations un réalisme parfait. Nous pouvons donc considérer que ce nouveau désordre a des origines pouvant être séparées en deux groupes techniquement bien distincts: d’abord celles qui sont dues aux évolutions des techniques photographiques depuis l’apparition du numérique, puis celles qui sont dues aux évolutions de la mise en scène et à l’utilisation de plus en plus importante d’effets spéciaux. Mais en fait toutes ces techniques se combinent souvent étroitement pour se parfaire. Nous examinerons à temps voulu les conséquences éducatives de ce nouveau désordre. Nouveau ? Mais qu’y a-t-il de vraiment nouveau dans ce désordre ? Son intensité, son étendue et une certaine profondeur. C’est tout. Reconnaissons que c’est beaucoup. Il ne passe plus inaperçu. Mais sa nature et son existence relève tout simplement de la capacité de l’image de conception photographique à intervenir dans les procédures intellectuelles en tant qu’empreinte, donc de l’existence de la photographie elle-même. Nous accorderons à cette intervention une place importante un peu plus loin. Pour l’instant nous pouvons considérer que l’immense majorité des images que nous recevons dans nos espaces de vie quotidiens sont toujours des images de conception photographique, des empreintes. Car toute une économie fondée sur des concepts politiques, sociaux, culturels, au cœur desquels apparaissent des aspirations démocratiques ne pouvant être ignorées, s’est construite sur ce statut d’empreinte qui donne à l’image de conception photographique, de façon très générale, un statut de « preuve ». Le projet de loi de quelques députés, déjà évoqué, (référence de bas de page N° 12) destiné à pérenniser ce statut de « preuve » et cette situation vient confirmer cette analyse. Un statut qui s’associe donc à des exigences très fortes de modernité.

                   Après cette grosse parenthèse, absolument nécessaire, reprenons notre approche du fonctionnement médiatique de l’image de conception photographique. Il faut donc enfin admettre qu’une image de conception photographique ne se lit pas, et, impérativement, cesser d’employer, à son égard, le mot « lecture ». Car il évoque dans le langage courant un processus de reconnaissance portant sur des symboles et non des indices. Surtout quand nous nous intéressons aux enfants qui justement apprennent à lire, pour ne pas nous-mêmes nous égarer, évitons d’employer un vocabulaire qui entretient des confusions. Le mot « lecture » s’associe à un processus de traduction et d’interprétation par le biais de conventions s’enchaînant de façon complexe. Pour John Berger, (écrivain anglais et… photographe, déjà cité), « la photographie ne traduit pas les apparences, elle les cite » [8]. Nous dirons donc qu’à l’usage de l’image de conception photographique s’associe un processus de citation et non un processus de traduction ou d’interprétation.

                   En effet, qu’elle soit fixée sur les murs des galeries ou mobile à travers l’écran de télévision, l’image de conception photographique restitue toujours mécaniquement l’empreinte d’un fragment d’espace et de temps appartenant au passé, réalisée de façon très automatisée par des procédés physico-chimiques[9] ou, maintenant avec le numérique, par des procédés purement physiques. Elle « cite » des empreintes de fragments d’espace et de temps, comme nous citons parfois des phrases d’écrivains connus. En outre, sa reproduction et sa diffusion sont extrêmement faciles,  justement aussi faciles que celles de l’écrit. Dans le cas général, et surtout au niveau qui nous intéresse ici, la reconnaissance des contenus n’est pas un acte de lecture. Même si elle fait parfois appel à la réflexion, aux souvenirs, (or, à cet égard, la télévision laisse peu de temps), cette reconnaissance s’effectue selon des procédures très différentes des procédures intellectuelles mises en œuvre par une description écrite. Il n’y a ni lecture ni traduction. Reconnaître quelqu’un sur une photographie ou sur l’écran de télévision est bien sûr un acte culturel, mais, sauf dans quelques cas très exceptionnels, les compétences couramment nécessaires ne reposent pas sur des formations à caractère intellectuel et scolaire, notamment avec la télévision qui laisse peu de temps à la réflexion. Elles se développent de façon naturelle dans le milieu où l’on vit. La reconnaissance du contenu d’une image de conception photographique se situe au niveau des effets : effets de ressemblance, effets de dissemblance. Présenter, exposer, manipuler des images de conception photographique consiste, au niveau le plus élémentaire et le plus général,  à déplacer des empreintes dans le temps et dans l’espace. Ce type d’image établit bien des rapports avec la mémoire, c’est évident, mais ses interventions dans les procédures intellectuelles sont très différentes de celles des autres modes de représentation. Pour maîtriser l’image de conception photographique, et éventuellement faire de cette maîtrise un art ou simplement un outil de communication, il faut d’abord avoir parfaitement intégré son mode de fonctionnement médiatique et savoir ensuite imaginer les effets culturels que les « empreintes lumineuses » peuvent produire en sollicitant les mémoires collectives et individuelles. Mais sa maîtrise ne peut pas se situer dans une concurrence avec le discours oral ou écrit, dans une sorte de compétition où, globalement, elle serait sensée le remplacer, car elle en a, en fait, constamment besoin pour devenir signifiante.

                   Pour achever cette partie sur les définitions relatives à l’image de conception photographique, nous pouvons ajouter qu’en disant qu’elle est un « indice », nous avons donné son « statut sémiologique » et que John Berger en disant « qu’elle ne traduit pas les apparences mais qu’elle les cite » a donné son statut médiatique.

                   Le travail évoqué de John Berger a été publié en 1981. Pour cette raison, parce que le choix du verbe « traduire » est déjà ancien,  je confirme donc que « traduire » et « interpréter » sont ici synonyme. Mais je préfère tout de même dire « que l’image de conception photographique n’interprète pas les apparences mais qu’elle les cite ».

 

 

 

 

 

 

 



[1] Jacques Lesourne cité par René Duboux dans « Les dernières générations de l'écrit. Les méfaits de la TV et de l’image »    Lausanne - Favre – 1989. J’ai repris ce texte tel que je l’ai trouvé, mais le mot « langage » me paraît mal choisi. Un système d’expression inorganisé, a-conceptuel ne peut pas être considéré comme un langage.

[2] Petit rappel : c’est par un défilement rapide de photographies positives sur support transparent (diapositives) qu’est restitué le mouvement, autrement dit que de la photographie on passe au cinéma.

[3] Notamment une étude américaine publiée récemment par la revue Science.

[4] Indices et index seront ici considérés comme des termes absolument synonymes

[5] Dans « La Chambre claire » - Editions Seuil/Les Cahiers du Cinéma - 1981

[6] En France, un groupe de députés, que cette évolution inquiète, vient de proposer une loi faisant obligation d’avertir par une mention écrite les destinataires de l’image ainsi manipulée. Pour les images fixes seulement, car cette obligation existe déjà pour les images mobiles.

[7] En retenant ou en ajoutant de la lumière sur certaines parties avec les mains ou des découpes de cartons.

[8] Cette expression est extraite du livre « Une autre façon de raconter » que John Berger a réalisé avec Jean Mohr, et qui a été publié par Voix/Maspéro en 1981

[9] Même si de nos jours, en raison des possibilités offertes par les technologies modernes, notamment par l’infographie, cette image ne peut plus être de façon aussi certaine l’empreinte d’un fragment d’espace et de temps, elle en conserve toutes les apparences et tous les caractères.