NOUVEAU TEXTE: "A PROPOS DES 21 MESURES POUR L'ENSEIGNEMENT DES MATHEMATIQUES DE LA COMMISSION VILLANI"

 

 

Troisième partie (2)

(Suite)

 

 

Et, enfin, mettre en œuvre une véritable « pédagogie de l’instruction »

 

                   En rappelant, parfois avec insistance, des propositions et des idées déjà avancées nous allons nous attarder un peu plus longuement sur cet aspect des réorientations de la pédagogie à mettre en œuvre, de façon à mieux le cerner dans sa globalité. Je me permets d’insister : même si les réorientations en question concernent de façon précise les apprentissages fondamentaux, avec notamment un peu plus loin  des exemples importants sur l’apprentissage du calcul, nous ne nous égarons pas. Notre problématique est bien toujours celle des effets de la télévision, mais nous allons maintenant nous attacher de façon un peu plus précise aux conséquences à tirer de l’évolution des rapports aux langages que nous avons constatée. Car, et je me répète, je pense que les effets de la télévision sur les apprentissages scolaires ont, en France, été très amplifiés par des postures quelquefois purement intellectuelles, trop souvent arbitraires ou vraiment simplistes, c’est à dire par tout un contexte socioculturel, bien français, qui a finalement engendré, au delà des questions évoquées précédemment dans ce paragraphe, des erreurs de nature pédagogique, très importantes, directement sur l’enseignement des savoir fondamentaux ; c'est-à-dire des erreurs commises autant par les anti-pédagogues que par les pédagogues, parce que ni les uns ni les autres n’ont pris conscience de l’origine réelle de la montée en puissance des résistances aux apprentissages scolaires, c'est-à-dire de cette évolution des rapports aux langages. Les conséquences de ces erreurs apparaissent notamment dans les dernières évaluations sur la maîtrise de la lecture et du calcul. Elles permettent de constater que l’anti-pédagogisme primaire qui sévit, en France, depuis la fin des années 90, n’a eu absolument aucun effet positif sur l’évolution de l’efficacité de l’école.

                   L’opposition entre les deux camps s’est souvent exprimée sur la place publique, notamment par des débats caricaturaux sur les méthodes d’apprentissage de la lecture, entraînant des décisions politiques qui n’ont rien arrangé. Pour moi, la méthode dite globale traite la nature même de l’écrit avec beaucoup trop de légèreté. C’est un fait. Mais la méthode dite syllabique par ses exigences de docilité tend à détruire trop fortement les motivations et, sur la durée, elle ne parvient pas à élever de façon généralisée la maîtrise de la lecture au niveau des besoins actuels. C’est encore un constat indiscutable. Je pense que la solution ne se situe pas dans des interdictions, dans des positions aussi définitives que celles des partisans d’un retour autoritaire à la méthode syllabique, positions qui relèvent d’une pédagogie de l’arbitraire, mais en donnant à l’enseignant le pouvoir et les moyens, d’abord de choisir ou d’adapter une ou des méthodes selon les situations qu’il rencontre, puis de les évaluer et de les réadapter en permanence. Ce qui nous ramène à la question de la sensibilité pédagogique de l’enseignant et, donc, à sa formation. 

                   Ainsi l’hypothèse de l’approche des effets de la télévision à partir de ses images me paraît particulièrement intéressante, bien que complexe, pour deux raisons. D’abord bien sûr parce qu’elle explore un phénomène qui semble encore nous dépasser. Ensuite, et c’est extrêmement important, parce qu’elle nous engage dans une réflexion sur la pédagogie et ses orientations tant décriées par les « disciplinaristes », (ou « républicains » ou anti-pédagogues). Pour moi, la réussite de l’école d’autrefois est une réussite en « trompe-l’œil », (je l’ai déjà dit, redit, et je n’hésite pas à me répéter), et si une telle école peut et doit effectivement inspirer notre réflexion elle ne peut pas être prise, aujourd’hui, comme modèle. Mais, dans la pratique, les orientations données à la pédagogie depuis 30 ou 40 ans ont trop souvent  négligé les exigences relevant de la nature même des savoirs enseignés,  (des disciplines). J’insiste : à tous les niveaux la nature des savoirs enseignés a de façon générale été galvaudée. Dans ce grand mouvement d’idée les pédagogues n’ont pas été de façon constante et générale suffisamment exigeants à l’égard de ce que j’appelle la « pédagogie de l’instruction », un concept que nous allons tenter de définir. Ils ont parfois donné le sentiment que la connaissance de la nature des savoirs[1], des procédures d’acquisition et de leurs exigences était déjà suffisante, et, quelquefois, ce qui est encore pire, sans intérêt. De façon plus précise, l’origine réelle d’une part très importante des difficultés des jeunes dans les apprentissages scolaires fondamentaux leur a échappée. Cependant, à leur décharge, il faut aussi constater que l’origine réelle des difficultés les plus déterminantes, notamment les causes et les manifestations de l’évolution des rapports aux langages, est tellement complexe est perverse qu’elle n’a malheureusement pas encore permis une prise de conscience suffisante pour orienter les inquiétudes et les réactions vers les dangers et les effets de cette évolution, et cela dans aucun des deux camps, comme dans toute la société, intellectuels compris, en France et dans le monde.

                   Car leurs adversaires, eux, continuent de refuser toute réflexion, même sur les procédures d’acquisition des savoirs. Posture totalement incohérente quand, justement, on prétend défendre l’acquisition des savoirs disciplinaires et académiques au fil du temps. Ainsi nous allons voir avec les exemples qui suivent que de la part des partisans d’un respect très strict de ces savoirs, le refus de toute réflexion à caractère pédagogique sur la façon de les acquérir constitue un véritable non-sens ridicule, véritablement grotesque. Et il faut bien être conscient qu’il y a dernière cette posture, de façon très généralisée, un véritable immobilisme, un conservatisme grégaire.

                   Finalement, je considère que ce que les disciplinaristes, les républicains ou les anti-pédagogues, ont reproché avec véhémence aux pédagogues : « vouloir placer l’enfant au centre du système », est tout de même une démarche pleine de noblesse par la sensibilité qu’elle exprime. Un terreau très utile, peut-être même indispensable, au développement d’une véritable sensibilité pédagogique par une formation professionnelle complète qui, en France, fait encore défaut. Mais, effectivement, cette noblesse ne permet pas d’oublier qu’à l’école l’enfant devient un élève ; qu’en fait l’enfant vient à l’école pour être un élève. Cependant il est tout aussi évident, qu’à l’école comme à la maison, l’élève reste un enfant. Dans le monde actuel, un enfant ne peut pas se transformer de façon quasiment mécanique en élève en arrivant dans la salle de classe. Il faut donc admettre que l’acquisition des prédispositions nécessaires aux activités scolaires, de toutes les prédispositions qui autrefois permettaient à un nombre d’enfants politiquement suffisant d’être des élèves, sans que l’école ne s’en préoccupe, relève aujourd’hui incontestablement de sa compétence .

                   Alors, je le répète, il faut accorder aux pédagogues l’immense mérite d’une sensibilité réelle aux difficultés des jeunes et la volonté de les aider à dépasser leurs difficultés individuelles même si, jusqu’à présent, cette volonté n’a pas été couronnée du succès attendu. Un mérite auquel leurs adversaires ne peuvent pas prétendre. Ils ont donc en fait le mérite d’une prise de conscience fondamentale : à l’école l’élève reste un enfant, même dans les situations d’apprentissage qui en se multipliant ne feront de lui un adulte, que très progressivement et très lentement. Une étape fondamentale dans la formation de base des enseignants mais incontestablement insuffisante pour rendre leur travail vraiment plus efficace. Les évaluations montrent bien que, malgré quelques cas isolés mis en avant pour des raisons idéologiques autant par un camp que par l’autre, globalement et sur la durée, leurs détracteurs ne réussissent pas mieux qu’eux. Alors nous pouvons encore redire, par souci de précision, que si les pédagogues n’ont pas mieux réussi, c'est-à-dire ni mieux ni plus mal que leurs adversaires, c’est parce que les effets des mutations intervenues dans l’environnement culturels des enfants sur les prédispositions aux apprentissages scolaires leur ont vraiment échappé, autant qu’à leurs adversaires, défenseurs acharnés de l’école d’autrefois. La plupart des facteurs qui, autrefois, faisaient de façon naturelle de l’enfant un élève, dès qu’il arrivait sur les bancs de l’école, aujourd’hui n’agissent plus. Et tous ces facteurs, d’origines environnementales, technologiques, sociales, économiques, …, n’agissent plus, tout simplement, parce qu’ils n’existent  plus. En quelques décennies ils se sont progressivement et presque totalement délités. Les rapports aux langages ne peuvent plus être ce qu’ils doivent être, de façon naturelle, éventuellement comme autrefois, sans que l’école n’intervienne.

                   L’hypothèse des effets de la télévision, développée ici en commençant par des comparaisons fondamentales entre ses images et l’écriture, nous  a donc aussi engagés vers une réflexion sur la nature de l’écrit, sur ses « statuts », et, par incidence, sur toutes les conséquences que nous devons en tirer pour définir les démarches d’acquisition des savoirs scolaires fondamentaux, avec toutes les exigences qui s’associent à ces démarches en fonction du contexte éducatif, de ses facteurs technologiques, économiques, sociaux, culturel, …La démarche qui consiste à adapter l’enseignement, notamment celui des savoirs fondamentaux, au contexte dans lequel s’effectue l’action éducative, en respectant rigoureusement la nature des savoirs enseignés de façon à permettre aux enfants d’en acquérir une maîtrise parfaitement adaptée à leur environnement présent et futur, aussi pointue que possible,  relève de ce que j’appelle « la pédagogie de l’instruction » . Nous venons d’effectuer une tentative de définition de cette notion.               

                   Mais sortons des généralités pour donner quelques exemples. Certains ont déjà été évoqués. Ils ne concernent, bien sûr, que les mathématiques[2], mais ils me paraissent assez symboliques pour donner une idée claire des orientations à donner à la recherche pédagogique.

                   Sur la pratique de la division, (déjà évoquée), et, de façon plus générale, sur la place du calcul écrit et mental. Dans les années 80, avec la connivence ou l’assentiment de tous les acteurs de l’Education Nationale, parce que les calculatrices donnaient un caractère obsolète à une bonne maîtrise des opérations, et qu’une connaissance des mécanismes semblait pouvoir suffire, l’écriture de la soustraction dans la partie gauche de la division s’est pratiquement généralisée de façon implicite, en « oubliant » que l’effort de mémoire nécessaire pour effectuer ces soustractions était particulièrement formateur. Un effort très formateur pour la mémoire de travail et donc, par incidence, pour la mémoire à long terme et toutes les activités scolaires. (Une précision importante me paraît s’imposer : les pédagogues n’ont absolument aucune responsabilité particulière dans ce « glissement », quasi général! J’ai connu des enseignants très anti-pédagogues qui considéraient que faire du calcul était du temps perdu). Nous savons maintenant avec certitude, mais un peu d’intuition pédagogique permettait de s’en douter, que les prédispositions aux apprentissages intellectuels, comme celui de la lecture et du calcul, ne sont pas acquises naturellement[3]. Elles se développent par la pratique d’activités parmi lesquelles certaines, particulièrement décisives, étaient autrefois absolument incontournables en raison de leurs utilités immédiates.

                   Et nous l’avons déjà très largement montré, devant la télévision le jeune enfant[4] fait des découvertes et s’initie à une mémorisation émotionnelle, et inconsciente, qui ne lui demande donc absolument aucun effort. Nous devons enfin admettre qu’aujourd’hui les prédispositions au travail scolaire concernant la mémoire ne sont plus ce qu’elles étaient au début du 20ième siècle, autant dans un sens que dans l’autre. Il faut maintenant apprendre aux enfants à travailler, à mémoriser et à faire les efforts nécessaires d’attention et de concentration pour que la mémorisation et la restitution aboutissent aux résultats recherchés. Il faut franchement leur montrer dans le détail comment faire pour mémoriser des mots, des textes, des formules, … Dire à un élève du primaire, de 6ième, de 5ième, … et même au-delà, parfois de lycée, de travailler ne suffit plus. De façon de plus en plus généralisée les enfants ne savent pas ce que signifie « travailler » lorsqu’ils sont confrontés à des activités intellectuelles reposant sur l’écrit. En outre, comme l’environnement technologique, et notamment la télévision, déstabilise constamment les rapports à l’écrit, des rappels fréquents sont nécessaires, peut-être encore au lycée, c'est-à-dire jusqu’à ce qu’avec la maturité intellectuelle les gestes fondamentaux deviennent naturels. Nous n’avons pas d’autre solution pour sortir réellement de l’élitisme débridé qui caractérise notre système éducatif[5]. Vouloir, par exemple, interdire la télévision aux enfants jeunes serait totalement utopique[6] et ne résoudrait aucun problème, car le contexte global dans lequel ils vivent aujourd’hui ne les incite pas à chercher par eux-mêmes comment apprendre. Les solutions équitables passent donc bien par de nouvelles formes d’implication pédagogique.

                   Nous pouvons ainsi redire avec insistance que la réflexion pédagogique doit prendre des distances par rapport à l’utilité directe des savoirs. Quelques apprentis sorciers, qui ne voyaient pas plus loin que le bout de leur nez, ont même contesté l’intérêt d’une bonne maîtrise du calcul dans l’apprentissage des mathématiques et des sciences au niveau universitaire. Ils n’ont pas soupçonné un seul instant que même si les calculatrices deviennent effectivement assez vite indispensables, dès le collège[7], la formation, ou les prédispositions intellectuelles qu’une pratique importante, (je dis bien : importante !), du calcul apporte pouvaient être absolument fondamentales.

                   D’autre part, je considère que, lorsque la pratique de la division est acquise, laisser les élèves constater, avec insistance, que certaines divisions ne se terminent pas, « instille » dans leur tête des interrogations sur des aspects importants des programmes à venir, comme  la nécessité d’une écriture exacte des nombres, la notion d’infini[8], ... Des interrogations qu’il convient de susciter mais surtout pas de formaliser[9], trop rapidement. Le pédagogue doit savoir ainsi repérer et proposer les activités susceptibles d’engendrer des interrogations qui préparent les acquisitions à long terme pour effectuer méthodiquement un véritable « travail de fond », au-delà de leurs effets sur les motivations.

                   Réorganiser les programmes de façon à laisser aux enfants le temps nécessaire à une acquisition minutieuse et véritable des savoirs et des compétences. C’est une question qui rejoint le concept précédent, celui des interrogations à susciter, comme premières étapes dans les cursus d’acquisition. En effet une étude sérieuse des cursus d’acquisition, par leur décomposition en étapes, par l’observation des rythmes d’assimilation, …, me paraît absolument nécessaire. Les enfants qui, jeunes et surtout très jeunes, ont besoin de certitudes pour avancer ont souvent les capacités d’aller très loin, c'est-à-dire de devenir avec la maturité les meilleurs élèves, et les meilleurs étudiants. Or trop souvent notre système les rejette en les plaçant de façon prématurée  en situation d’échec.

                   Pour faire des sciences il faut être capable de mettre en œuvre des modèles mathématiques. Or au cours des dernières décennies les programmes de mathématiques ont été vidés de l’essentiel de leur substance formative, de ce qui, justement, développe les capacités à mettre en œuvre des modèles. Les savoirs mathématiques véritables sont d’abord des savoirs qui se pratiquent. Il en est de même pour tous les savoirs fondamentaux, notamment ceux qui font les capacités d’expression écrite et orale, dans la langue maternelle et dans les langues étrangères. Leur acquisition doit être décomposée en étapes et s’étaler dans le temps. En mathématiques, l’étude des fonctions, par exemple, comporte une première étape en 3ème, les autres en 2ème, 1ère et terminale. Posons arbitrairement, pour faire court et clair, que cette étude puisse prendre deux mois sur chacun des 4 niveaux. Supposons maintenant qu’un apprenti - sorcier envisage  de reporter toute cette étude sur la terminale, en y consacrant donc 8 mois, c'est-à-dire le temps dévolu à cette étude sur 4 ans, telle que nous l’avons présentée ci-dessus. Les résultats seraient catastrophiques. Or, c’est un peu ce qui a été fait pour tout l’enseignement des mathématiques. Pas jusqu’à cette extrémité, évidemment, mais les conséquences sont déjà lourdes, très lourdes, comme en témoignent les dernières évaluations. Pratiquement tout ce qui, théoriquement, devrait permettre l’acquisition des outils mathématiques fondamentaux  pour les sciences  est maintenant concentré sur les programmes de 1ère et de terminale. Même pour les élèves qui effectuent une scolarité secondaire considérée comme satisfaisante, les mathématiques sont devenues de cette façon des « savoirs qui s’énoncent », alors qu’elles n’ont de sens que si elles sont acquises d’abord comme des savoirs qui se pratiquent. Je veux dire par là qu’elles ne peuvent pas être sérieusement des savoirs qui s’énoncent avant d’être des savoirs qui se pratiquent. Mais les évaluations internes à notre système éducatif, et les examens, ont été adaptés pour mettre en avant une forme de réussite. Une réussite dans l’acquisition d’un savoir où les mathématiques ne sont plus véritablement un outil pour faire des sciences.

                   Ne pas faire apprendre les tables d’addition. Revenons donc à une question qui concerne le primaire et la mémoire pour présenter un autre exemple d’erreur pédagogique à éviter, (au niveau de cette pédagogie que j’appelle « pédagogie de l’instruction »). Pour notre mémoire l’organisation de données en tableaux (ou tables) permet de lui donner des repères, des indices qui facilitent ensuite la restitution. Mais pour l’addition et la multiplication ces tableaux constituent  des indices de restitution très, très proches, pour ne pas dire identiques. Or la mémoire humaine n’est pas un ordinateur, malgré toutes les comparaisons faites ici et là. Ce qui est appris ne s’efface pas, sauf en cas d’accidents ou de maladies. Et la chronologie des apprentissages crée des priorités dans la restitution des souvenirs ; elles finissent pas s’estomper ou s’effacer, mais peuvent perdurer assez longtemps, parfois sur 8 ou 10 ans et même plus, pour constituer un handicap important. Si bien que les élèves qui ont appris par cœur d’abord les tables d’addition puis celles de la multiplication font très souvent des erreurs du genre : 2 X 7 = 9. (Et jamais : 2 + 7 = 14 !). A travers les observations que j’ai effectuées sur mes élèves pendant mes années d’enseignement en collège, je n’ai trouvé aucune exception. Et c’est toujours à l’occasion d’un stress important, c’est à dire au cours d’un devoir ou d’un examen que les confusions sont les plus fréquentes. Or dans les épreuves du brevet et du bac, de plus en plus conçues comme une suite assez longue de questions enchaînées, une erreur de calcul dès les premières réponses peut avoir des conséquences désastreuses. Or voilà une erreur pédagogique que l’école d’autrefois nous a léguée en héritage et dont nous avons beaucoup de peine à nous débarrasser. La pédagogie de l’instruction que je tente de définir ici par des exemples n’est donc pas un retour aux pratiques d’autrefois. 

                   L’apprentissage par cœur des tables d’addition ne s’impose pas, car l’addition est une conséquence immédiate des fonctions cardinales et ordinales du nombre. D’abord parce que, lorsque ces fonctions sont bien assimilées, la somme se « reconstruit » facilement et rapidement, et la mémorisation s’effectue alors avec la pratique. Ensuite parce que les tables d’addition sont partiellement contenues dans les tables de multiplication : 7 + 7 = 7 X 2. Par contre, pour la multiplication qui est déjà une réduction d’écriture par rapport à l’addition, (5+5+5+5+5+5 = 5X6), un apprentissage par cœur est nécessaire, comme pour toutes les réductions d’écriture, qui par la suite vont souvent s’imbriquer l’une dans l’autre.

                   Il ne faut donc pas faire de la mémorisation par cœur systématiquement pour tout ce qui doit être su. Entre les tables de l’addition et celles de la multiplication un choix doit être fait. Pour les élèves les risques sont trop grands. C’est évidemment la multiplication qui l’emporte.

                   La mémorisation par cœur n’est qu’une étape, souvent nécessaire, vers l’acquisition « d’automatismes ». Mais cette acquisition d’automatismes peut s’effectuer aussi directement par la pratique, surtout pour les premiers apprentissages. J’ai vu trop d’élèves réciter sans fautes les tables de multiplication, des propriétés, des théorèmes, …, mais ne pas savoir les mettre en pratique. Le « par cœur » doit conserver un sens. En général son but est d’éviter la dilution dans le temps d’apprentissages fondamentaux. Trop de « par cœur » finit par dénaturer tout le « par cœur ».   

                   En outre il n’a jamais été interdit de faire preuve d’un peu d’intelligence pédagogique et de proposer aux élèves des tables de multiplication réduites de façon à inciter à une mémorisation « active », c’est à dire une mémorisation constamment soutenue par un minimum de réflexion. Les enfants constatent très vite que la multiplication est commutative, (il est inutile que le mot soit retenu) : 2X8 = 8X2 ; donc, dès la découverte de l’ensemble des tables, (l’apprentissage commence par cette étape), il suffit d’inviter les élèves à supprimer les doublons. Si la table de multiplication par 1 est présentée complète. Celle de la multiplication par 2 comporte une ligne de moins. Celle de la multiplication par 3, deux lignes de moins. … Et il ne reste qu’une ligne à la table par 9. J’ai, moi-même, constaté que des élèves qui arrivaient au collège en situation de grande difficulté dans le calcul parvenaient rapidement à retenir les tables réduites et ensuite à une maîtrise satisfaisante de la multiplication et de la division.

                   Un contre exemple très médiatisé. Qui n’a pas vu le film « Etre et avoir » ?  Un document qui mérite parfaitement son succès. Mais, d’un point de vue pédagogique, mon attention a été attirée par la scène où l’instituteur veut absolument faire réciter les nombres à une jeune élève, (normalement du niveau CP, mais aucune précision n’apparaît dans le film), qui, malgré plusieurs essais successifs, n’arrive pas à placer le 7 dans la suite « naturelle » des nombres. Pour moi, l’erreur du maître est de vouloir faire apprendre par cœur une suite de signes et non une suite de nombres.

                   Comment peuvent, et doivent, s’effectuer les premiers apprentissages de la numération ?  Première étape : pour les dix premiers nombres, (nombres à un chiffre), l’élève doit apprendre à associer le bon signe à des collections d’objets identiques : crayons, gommes, bûchettes, … Il découvre ainsi la fonction cardinale du nombre, (sans apprendre l’expression « fonction cardinale », évidemment). Cette étape est fondamentale. Elle lui permet de « se construire » des représentations. Deuxième étape : Dès que l’élève arrive à associer, sans erreur, le bon signe, (1 ; 2 ; 3 ; …), à la bonne collection, ou au bon « paquet », il peut alors découvrir la fonction ordinale du nombre, en rangeant les paquets du plus petit au plus grand, c'est-à-dire de celui qui contient le moins d’objets à celui qui en contient le plus. Troisième étape : Il va maintenant noter et mémoriser les signes dans l’ordre de rangement des paquets. Il peut ainsi associer des représentations à ce rangement. Elles sont fondamentales pour la suite de ses apprentissages.

                   Quand un élève, comme dans le film « Etre et avoir », ne retrouve pas un nombre, ou place mal un nombre dans la suite naturelle, c’est, de façon évidente, que les représentations nécessaires ne sont pas installées. La suite que le maître veut lui faire apprendre n’a pas de sens. Les signes 1, 2, 3, …, 7, … ne représentent rien, et ne conceptualise rien. Dans la tête de l’élève ils n’ont pas encore atteint le statut de nombre. Et aucun apprentissage mathématique véritable n’est possible. L’humanité et la patience du maître, absolument exemplaires dans le film « Etre et avoir », sont des facteurs nécessaires mais insuffisants pour faire la compétence pédagogique dont l’école a besoin.

                   Je vais avancer une idée qui, n’étant pas dans « l’air du temps », risque d’être fortement discutée.  Je considère que, dans le contexte actuel, l’apprentissage de la numération est absolument fondamental et qu’il doit être enseigné avec beaucoup de rigueur et de méthode, selon l’aperçu que je viens de donner. En effet, pour moi, c’est par cet enseignement que, pour les enfants, s’effectue l’entrée véritable dans le monde des symboles, des représentations conventionnelles et de l’écriture, c’est-à-dire dans celui des langages et du discours. En fait, n’est-il pas une étape, une véritable marche, vers le monde de la lecture et de l’écriture. 

                   Revenons sur l’intérêt global du calcul écrit et mental. En réponse aux dernières évaluations, le pouvoir politique et l’administration de l’Education Nationale tente de redonner une peu plus d’importance à l’ensemble du calcul. Enfin ! Mais comment tous les acteurs du système ont-ils pu, pendant plusieurs décennies, s’abandonner à une telle démission ? Je dis bien tous les acteurs du système, car je considère que les parents ont, eux aussi, une lourde part de responsabilité. Je le répète, j’ai entendu des parents s’étonner de mon insistance à limiter fortement l’usage de la calculatrice, notamment par son interdiction dans mes cours avant la découverte des premières notions de trigonométrie  en fin de 4ième, (sauf à l’occasion d’une ou deux séances consacrées, par une obligation de respect des programmes officiels, aux statistiques). Beaucoup trop de parents ont pensé, et continuent à penser, que la calculatrice devrait permettre à leur enfant d’avoir de meilleures notes. C’est faux ! D’abord parce qu’elle motive pour un type d’activité qui relève, peut-être de la technologie, mais pas vraiment des mathématiques. Ensuite parce que l’usage d’une calculatrice n’est pas aussi facile qu’il paraît. Il nécessite un apprentissage adapté à chaque modèle ou marque et, surtout, la maîtrise parfaite de certaines notions de mathématiques comme les priorités dans les suites de calculs. En fait, pour utiliser correctement une calculatrice l’élève doit être capable de faire rapidement des choix dans les calculs à effectuer. Autrement dit il doit avoir déjà une assez grande aisance en calcul numérique. D’où la nécessité de retarder suffisamment l’introduction des calculatrices en classe, (or, actuellement, l’apprentissage des priorités dans les calculs ne commence qu’en 5ième et s’effectue surtout en 4ième). Les parents doivent enfin savoir que la calculatrice ne facilite pas la mémorisation des tables de multiplication et des éléments fondamentaux du calcul, bien au contraire.  Alors ceux qui pensent qu’elle peut donner une certaine assurance à leur enfant, parce qu’elle permet des vérifications, ont absolument tout faux. Ils sont déjà sur une des voies de la démission.

                   Pourquoi ai-je évoqué l’idée d’une démission collective à l’égard du calcul au cours des dernières décennies ? Avant de répondre j’ajoute que j’ai quelques doutes sur le succès réel des orientations actuelles, parce que je suis pratiquement convaincu que certains aspects importants de l’intérêt du calcul mental et écrit n’ont pas été pris en compte dans ces orientations, et qu’ils ne seront pas traités. En effet le simplisme pédagogique qui nous a incités à autant de légèreté envers le calcul est toujours à l’œuvre, dans la société, dans l’administration, chez les enseignants, chez les parents. Il ne s’est pas dissipé d’un coup de baguette magique.

                   Alors revenons maintenant à cette idée de démission collective. Les calculatrices sont entrées massivement dans nos vies à peu près en même temps que la télévision et la multiplication des chaînes. Notre légèreté à l’égard du calcul s’est donc développée parallèlement aux effets de la télévision et à leur destruction des capacités d’attention, de concentration et d’écoute chez les jeunes. Or nous savons que le calcul exige de la concentration, et, lorsqu’il est organisé oralement, de l’écoute et de l’attention. Comment l’école peut-elle apprendre aux jeunes à se concentrer, à écouter, à faire attention ?  En les mettant, tout simplement, en situation sur des activités exigeantes à cet égard. En plus avec le calcul les résultats des efforts sont pratiquement immédiats. Le constat est rapide, indiscutable. Le maître et l’élève sont incités à réagir, rapidement.  Le calcul, dans ses différentes formes, propose donc des activités qui me paraissent particulièrement intéressantes pour l’apprentissage de la concentration, de l’attention et de l’écoute ; comme d’autres bien sûr, notamment manuelles ou artistiques, (arts plastiques, musique, …).  Mais en fait, les activités de calcul ne  s’imposent-elles pas à cet égard, ne serait-ce que par la facilité de leur mise en œuvre ? Peut-on réellement les remplacer ?  Alors que depuis plusieurs décennies nous devrions opposer aux effets de la télévision des efforts importants par le biais d’activités scolaires adaptées, (telles que le calcul, mais pas seulement le calcul, c’est évident !), afin d’apprendre aux jeunes à se concentrer, à faire attention, à écouter, nous faisons exactement le contraire. Voilà pourquoi je considère  qu’autant de légèreté à l’égard du calcul constitue une démission collective.  Et que si tous les aspects actuels de son intérêt ne se traduisent pas en objectifs de formation, nous allons encore vers un échec.               

                   En effet, les objectifs de formation d’un retour au calcul ne peuvent plus être entièrement ceux que les gens de ma génération, (celles des seniors au début de ce 21ième siècle),  ont connus sur les bancs de l’école. La rapidité, par exemple, n’a aujourd’hui plus le même intérêt. Elle devrait encore intervenir, à un degré très inférieur, au niveau de la gestion de la séance et du groupe par l’enseignant. Mais la compétition entre élèves et la course contre le temps que nous avons connu n’a plus aucun intérêt pédagogique.

                   Autre question : le livre de classe, qui passe pour une grande invention républicaine. Historiquement c’est un peu vrai. Il devait permettre, d’abord aux parents de suivre la scolarité de leurs enfants en s’investissant pédagogiquement si nécessaire, ensuite à l’élève de poursuivre ses apprentissages si, pour une raison ou une autre, il était dans l’impossibilité d’aller en classe, ou en cas d’absence prolongée du professeur, enfin toujours à l’élève d’approfondir ses connaissances par lui-même ou sous la direction de ses parents.   

                   Mais ce qui pouvait être vrai il y a un siècle, ou seulement un demi-siècle, ne l’est plus aujourd’hui. D’une part, au niveau national, il traduit toute une culture de négation de l’importance de la pédagogie. D’autre part, au niveau individuel, celui de l’enseignant, il institue une situation, qui, de façon générale,  affaiblit beaucoup trop l’investissement pédagogique. Il est facile de comprendre que si la transmission des savoirs est une affaire de spécialistes, bien formés, non seulement dans leur discipline mais aussi pédagogiquement pour transmettre efficacement leurs savoirs disciplinaires, alors les parents ne peuvent pas remplacer les enseignants aussi facilement que l’existence du livre de classe, sous sa forme actuelle,  le laisse croire.

                   Pour moi, étant donnés les moyens de conception des documents nécessaires à la classe et de duplication disponibles aujourd’hui, le livre de classe ne se justifie plus. Mais peut-on vraiment le supprimer ? Il constitue maintenant une véritable institution, avec des imbrications économiques importantes dont il faut bien tenir compte. Il possède aussi une dimension psychologique qui, à des degrés divers et pour des raisons différentes, concerne tous les acteurs du système éducatif. Je pense donc qu’il ne peut pas disparaître comme çà, par effet d’un décret ou d’une loi. Mais il faut vraiment le faire évoluer, notamment pour qu’il cesser de cautionner de façon trompeuse, ou illusoire, mais surtout perverse la faiblesse de l’investissement pédagogique. Cette question rejoint en fait celle de la formation des enseignants, que le pouvoir politique devra bien un jour accepter de mettre en place avec tout le sérieux nécessaire. 

 



[1] C'est-à-dire de leurs statuts, notamment du statut sémiologique et du statut médiatique de l’écrit.

[2] Ce travail de réflexion est celui d’un prof de math. Il n’est que celui d’un prof de math. Mais les orientations proposées me paraissent suffisamment claires pour être par la suite saisies au niveau de chaque discipline par les enseignants concernés.

[3] Voir notamment les travaux du professeur Stanislas DEHAENE.

[4] Disons dès l’âge de 3 ans, et même peut-être quelques mois avant.

[5] Une forme  d’élitisme, dit républicain, a toujours été une caractéristique forte du système éducatif français. Mais, progressivement, au cours des dernières décennies cet élitisme s’est emballé et totalement dévoyé.

[6] Une interdiction institutionnelle est évidemment impossible. L’institution ne pourrait  donc que proposer aux familles un contrôle très strict, qui reposerait sur une très hypothétique compréhension et participation active de leur part. D’autre part, qu’elle serait la réaction des acteurs économiques ? Enfin, la télévision dans sa nature n’est pas le diable, bien au contraire. C’est l’école qui n’a pas su s’adapter, et l’a laissée devenir ce qu’elle est.